Pas seulement Facebook: le Maroc 2011, une année de grèves

On peut discuter des conséquences concrètes du mouvement de protestation du 20 février au Maroc – la réforme constitutionnelle peut être mise à son crédit, à supposer qu’on l’estime positive – mais il est incontestable que l’année 2011 aura été celle des grèves et autres conflits sociaux (il faudrait y inclure le mouvement des diplômés-chômeurs, titulaires de diplômes universitaires demandant un emploi dans la fonction publique sur la seule base de leur diplôme). Les chiffres du ministère de l’emploi sont contradictoires: si le ministre de l’emploi sortant, Jamal Rhmani (USFP), a affirmé fin décembre que le nombre de grèves durant les neuf premiers mois de 2011 était inférieur de 7,43% à celui de la période correspondante de 2010, Les Echos cite d’autres chiffres faisant état d’une explosion du nombre des conflits sociaux en 2011 – durant le premier trimestre 2011, le nombre de grèves aurait été de 96 contre 45 durant le premier trimestre 2010 (mais une autre source parle de 78 grèves durant le 1er trimestre 2011 contre 54 durant la même période en 2010). Les chiffres définitifs seront probablement rendus publics début 2012.

Le Marocain moyen n’a en tout cas pas besoin de lire ces statistiques pour se convaincre de la réalité du mécontentement social au Maroc: entre les grèves répétitives et interminables des employés des greffes des tribunaux et celles des employés des collectivités locales, ce sont les démarches judiciaires et administratives du Marocain moyen qui paient le prix le plus lourd – les entreprises peuvent délocaliser en Turquie ou en Chine, le citoyen ne peut hélas se délocaliser en Suède ou en Nouvelle-Zélande.

De fait, le paysage syndical marocain invite à ce genre de phénomène: il y a au Maroc une pléthore de syndicats (notamment parce que chaque parti digne de ce nom souhaite en avoir à sa botte) ce qui, couplé à un faible taux de syndicalisation (6% de la population active adhérerait à un syndicat, surtout dans la fonction publique), entraîne une surenchère dans l’utilisation de cette arme syndicale de dernier recours qu’est la grève, même si cela fait belle lurette que les grèves ne sont plus sanglantes. Les conventions collectives – douze seulement au total étaient en vigueur en 2011 – ne couvrent qu’une faible partie du monde du travail – et je ne tiens ici compte que du secteur formel, et celles qui existent souffrent du même problème que les autres normes juridiques au Maroc, à savoir leur inapplication. Et le faible taux de syndicalisation ne peut que rendre le patronat réticent à négocier avec des syndicats dont il n’est pas sûr qu’ils soient réellement suivis par les salariés.

A ce kaléidoscope syndical répond une anomalie juridique: le droit de grève, reconnu par toutes les constitutions marocaines depuis 1962, attend, également depuis 1962, la loi organique que les constitutions successives ont prévue pour le réglementer. L’article 29 de la nouvelle constitution ne fait que reprendre cette détestable pratique:

Le droit de grève est garanti. Une loi organique fixe les conditions et les modalités de son exercice.

Un projet de loi organique, rédigé en 2009 (mais il n’était pas le premier), avait été discuté avec les syndicats par le gouvernement précédent, mais il n’avait pas abouti suite à l’opposition unanime – pour une fois – des syndicats consultés – la presse économique, fidèle reflet des préoccupations patronales, jugeait ce projet « favorable aux employeurs« .

Dans la pratique, la situation des grévistes reste précaire. L’article 288 du Code pénal réprime ainsi certains cas de « cessation concertée du travail« :

Est puni de l’emprisonnement d’un mois à deux ans et d’une amende de 200 à 5.000 dirhams ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque, à l’aide de violences, voies de fait, menaces ou manoeuvres frauduleuses, a amené ou maintenu, tenté d’amener ou de maintenir, une cessation concertée du travail, dans le but de forcer la hausse ou la baisse des salaires ou de porter atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail.

Lorsque les violences, voies de fait, menaces ou manoeuvres ont été commises par suite d’un plan concerté, les coupables peuvent être frappés de l’interdiction de séjour pour une durée de deux à cinq ans.

On voit comment cet article, au large champ d’application, permet de criminaliser les grèves de travailleurs, notamment par l’inclusion de la notion de « menaces ou manoeuvres frauduleuses« , susceptibles de s’appliquer à des situations de grève ordinaires – après tout, un préavis de grève ne pourrait-il pas être considéré, par un juge marocain exercant son métier dans les conditions qu’on sait, comme une menace au sens de l’article 288?

Outre cet article, qui n’a cessé d’être critiqué tant au Maroc que par l’Organisation internationale du travail, il faut également mentionner le décret n° 2-57-1465 du 15 rejeb 1377 (5 février 1958) relatif à l’exercice du droit syndical par les fonctionnaires dont l’article 5 interdit toute grève dans la fonction publique:

Pour tous les personnels, toute cessation concertée du service, tout acte collectif d’indiscipline caractérisée, pourra être sanctionné en dehors des garanties disciplinaires.

Inutile de dire que cette disposition n’est pas appliquée en pratique, puisque la fonction publique concentre sans aucun doute la majorité du nombre de grèves – du moins en nombre de journées de travail de perdues – ces dernières années. Une jurisprudence administrative a d’ailleurs jugé l’article 5 du décret anticonstitutionnel (c’était en 2001 déjà, dans l’affaire Chibane, jugement du Tribunal administratif de Meknès du 12 juillet 2001). De fait, la grève dans la fonction publique est tellement entrée dans les moeurs que l’administration n’applique même pas de manière systématique le prélévement sur salaire des jours de grève des fonctionnaires

Comme si cela n’était pas suffisant, d’autres textes spécifiques à certaines catégories de fonctionnaires interdisent expressément la grève – c’est le cas pour les policiers et gendarmes et les magistrats.

Pour être complet, il faut aussi citer, en matière civile, l’article 94 du Dahir des obligations et des contrats, qui dispose que:

Il n’y a pas lieu à responsabilité civile lorsqu’une personne, sans intention de nuire, a fait ce qu’elle avait le droit de faire.

Il en découle donc, a contrario et selon une jurisprudence ancienne, que faire ce que l’on a le droit de faire mais avec une intention nuisible donne droit à des réparations – c’est là la théorie de l’abus de droit, qui ouvre droit à réparation. Là aussi, l’application au cas des grèves est délicat – comment apprécier l’intention de nuire dans le cadre d’un conflit du travail par exemple?

On est donc confronté à une situation qui illustre bien ce mal marocain: un flou législatif offrant une marge de manoeuvre importante à l’arbitraire répressif des pouvoirs publics, et un rapport de forces qui n’est au final pas aussi déséquilibré qu’on pourrait le croire, du moins dans certains secteurs très limités de la fonction publique où la garantie de l’emploi renforce la main des syndicalistes – même si l’écrasante majorité des salariés marocains est très loin de bénéficier d’une telle situation de confort relatif.

Cette situation n’est pas favorable aux salariés: alors que les grèves à répétition et sans coup férir de quelques catégories de fonctionnaires (principalement ceux des collectivités locales et des greffes des tribunaux) exaspèrent une partie considérable de l’opinion, et pas seulement la presse économique par destination hostile aux mouvements sociaux, le combat syndical est déconsidéré alors même qu’il constitue le seul recours des salariés pour défendre leurs droits et améliorer leur condition. De même que la balkanisation de la scène politique, l’éclatement du paysage syndical (et sa politisation) amène à une situation où les syndicats sont faiblement représentatifs et peu structurés, sauf exception sectorielle. D’où une surenchère de grèves, alors que cet outil de combat des salariés est un aveu de faiblesse – les pays où les syndicats sont très représentatifs et bien structurés sont aussi ceux où les grèves sont les plus rares, car les revendications des salariés passent par des négociations entre parties – patronat et salariés – sinon égales, du moins équivalentes. Il n’est pas étonnant à cet égard que, comme tant d’autres de domaines, le Maroc suive là encore le modèle français dans ce qu’il a de pire – éclatement et affaiblissement syndical, et la grève perçue non plus comme arme de dernier recours mais comme simple outil de négociation.

Que pourrait faire le législateur – en l’occurence, c’est comme déjà évoqué une loi organique qui devra réglementer le droit de grève? Il faut tout d’abord relativiser la capacité du législateur – à supposer que la volonté soit présente – à changer un état de fait sociologiquement bien enraciné. On se rappelera ainsi que le Maroc fut sans doute le seul pays à avoir dans le domaine électoral un mode de scrutin uninominal à un tour qui n’ait pas abouti à un système de partis bi-polaire mais au contraire à un éclatement du paysage partisan (de 1963 à 1997, le scrutin uninominal à un tour fut appliqué au Maroc alors même que le nombre de partis représentés à la Chambre des représentants passa de 3 en 1963 à 15 en 1997). Il ne faut donc pas fonder trop d’espoirs dans la capacité de la loi à modifier les comportements.

Ceci dit, une loi organique sur le droit de grève devrait tout d’abord poser le principe et en définir le champ d’application ainsi que les limites – et une réforme du Code pénal et du décret précité du 5 février 1958 sont indispensables. Il faut au préalable renforcer et responsabiliser les syndicats. Ceci passe par le renforcement de leurs moyens d’action autre que la grève: représentation du personnel, activités des délégués syndicaux, négociations collectives, saisine des autorités de tutelle – tout ceci doit être renforcé et clarifié. Il conviendrait également de créer un organe paritaire de médiation pouvant intervenir dans les conflits sociaux soit à la demande de syndicats, soit à la demande des employeurs, et pourrait enjoindremomentanément  aux parties de renoncer à toute mesure de conflit (grève ou lock-out). Il convient surtout de renforcer les moyens de l’inspection du travail, tant il est vrai que de nombreux conflits sociaux ont pour objet le non-respect du Code du travail par les employeurs. La loi devrait également établir des mesures intermédiaires pouvant être déclenchées en dehors de la grève sèche – grève du zèle par exemple, ou interdiction des heures supplémentaires.

Mais il faut en contrepartie responsabiliser les syndicats. Tout d’abord, une approche darwiniste est nécessaire: l’Etat n’a que faire des syndicats non-représentatifs, seuls des syndicats représentatifs pouvant négocier valablement au nom des salariés. Il faut donc un seuil de représentativité significatif – 25% des salariés sur un lieu de travail ou dans un secteur par exemple – d’où découleraient des conséquences pratiques importantes: seuls les syndicats représentatifs bénéficieraient d’aides publiques et pourraient avoir des délégués du personnel au statut protégé; seuls ces syndicats représentatifs pourraient déclencher un mouvement de grève sans passer par un vote préalable en ce sens du personnel; seuls ces syndicats seraient habilités à négocier des conventions collectives. Des sanctions sévères doivent être prévues pour les entraves posées par les employeurs à l’exercice du droit syndical.

Le droit de grève lui-même doit être affirmé, étant souvent le seul recours des salariés: pas de conséquences pénales ou civiles pour une grève déclenchée conformément à la loi. Les modalités de déclenchement d’une grève doivent être clarifiées: soit la grève est lancée par un syndicat représentatif sur le lieu de travail ou dans le secteur, soit elle est adoptée à l’occasion d’un vote des salariés pour le cas où les syndicats représentatifs seraient défaillants Les grèves dites de sympathie seraient autorisées dans les mêmes conditions. Ces grèves-là seraient protégées contre tout recours à la responsabilité pénale ou civile des grévistes, hormis le cas de violences contre les personnes ou les biens. Interdiction serait faite aux employeurs de recruter des briseurs de grève pour ce type de grèves, sous peine de sanction pénale.

Les grèves sauvages ne bénéficieraient pas du même statut protecteur. Leurs auteurs s’exposeraient à des actions en justice, si l’employeur aurait été victime d’infractions ou de dommages.

S’agissant d’un conflit binaire, il convient également de légiférer sur les mesures de rétorsion prises par l’employeur. La grève suspendant le contrat de travail (ou la relation de travail dans la fonction publique, où les fonctionnaires sont liées à l’administration de manière statutaire et non contractuelle), l’employeur n’est pas tenu de verser un salaire pour les jours de grève. Il peut cependant le faire si l’accord de fin de conflit conclu avec les syndicats représentatifs le prévoit. De même, il peut prononcer le lock-out à l’encontre des salariés, en réponse à une grève. De la même façon que pour les salariés, il importe de poser des conditions de forme au recours à ces mesures de rétorsion par les employeurs – décision par le conseil d’administration par exemple.

La meilleure façon de limiter le nombre de grèves est donc de renforcer le respect du code du travail par les employeurs et de renforcer la capacité de négociation collective des syndicats représentatifs. Tout autre choix n’impliquerait qu’une répression accrue des syndicalistes et grévistes, et un accroissement des grèves sauvages, ce qui n’est bon ni pour les salariés ni pour le pays. Seuls des syndicats forts et un droit du travail protecteur réduiront le nombre de grèves au Maroc!

Lectures supplémentaires:
– pour un panorama de la liberté syndicale au Maroc, voir ici le site de la Confédération syndicale internationale – ce panorama date de 2007, et une mise à jour moins complète existe pour 2011;
– le site du Bureau de l’OIT pour les pays du Maghreb (à l’exception de la Mauritanie), et ses activités au Maroc;
la liste des 52 conventions de l’OIT ratifiées par le Maroc;
– le site de l’OIT contenant la législation du travail en vigueur au Maroc;
le site du ministère de l’emploi;