Noam Chomsky a l’habitude de dire, en plaisantant à moitié seulement, parlant des quotidiens et hebdomadaires anglo-saxons, que la presse économique vaut généralement mieux que la presse généraliste: certes, les mêmes biais idéologiques s’appliquent, mais toutes choses étant égales par ailleurs, les articles de la presse économique sont généralement mieux informés – pas par une opération du Saint-Esprit, mais plutôt parce que les décideurs économiques n’ont pas les moyens d’être mal informés.
Cette supputation semble se confirmer quand on lit The Economist, The Financial Times voire même The Wall Street Journal. Elle montre cependant ses limites, me semble-t-il, avec la presse française – j’ai effectivement acheté, idiot que je suis, le « numéro spécial » sur le Maroc de Challenges – dix pages de « reportages » (le mot est excessif, si l’on excepte l’article informatif sur Tanger de Julien Felix) qui ont plutôt le goût d’un publi-reportage à la Jeune Afrique…
Sans m’approfondir dans les détails des différents articles, je vous indique seulement les titres, qui ont sans doute du faire plaisir du côté du ministère de la communication: « Un royaume dynamisé: boom touristique, flambée immobilière, urbanisation accrue, investissements étrangers… Le Maroc se construit un nouvel avenir économique. A toute vitesse« , « Marrakech plébiscité« , « Tanger métamorphosé » et enfin, cerise sur le couscous, « Emancipé: Hassan II disait de son fils, « Lui, c’est lui, moi, c’est moi ». Dont acte. Devenu roi il y a neuf ans, Mohammed VI applique un nouveau style, plus libéral, à la monarchie marocaine« . Il ne manque en vérité qu’une tribune libre de Jamel Debbouze et Sofia Essaïdi pour la tolérance, le dialogue civilisationnel et le-droit-d’Israël-à-exister pour que le tableau soit complet. Je ne vous infligerais pas l’affligeante liste des oublis (pas de mention de l’horizon du 1er mars 2012 avec la fin de la période transitoire et l’entrée en vigueur intégrale de l’ALE Maroc/UE, ni de l’effondrement de la balance commerciale, ni de la 126eme place au classement de l’indice de développement humain du PNUD) ou contre-vérités (l’article « émancipé » l’est tout particulièrement de la pesanteur de la réalité…), si ce n’est que de souligner que vous avez une idée infiniment plus juste de l’économie marocaine en parcourant les quelques paragraphes du site de The Economist…
Mais ce numéro « spécial » m’a néanmoins permis de trouver une de ces perles que j’affectionne, dans l’article consacré à Marrakech:
Programmes par dizaines
(…) Des programmes comme ceux-là, il y en a des dizaines. Sur le papier, ils se ressemblent tous: sécurisés, avec vue sur l’Atlas, promettant à la fois le confort européen et le charme de l’architecture arabo-andalouse, avec ses zelliges, les fameux carrelages marocains, et son tadelakt, le revêtement traditionnel à base de chaux, supposé embellir en vieillissant.(…) En dépit de la rumeur permanente des travaux et de son urbanisme contestable, Marrakech est toujours pourvue d’attraits. « Les gens s’y achètent un art de vivre, observe Suzanne Serna, présidente d’Europro Partners Immobilier. On y retrouve du personnel de maison pour pas cher. Le climat est excellent pour les personnes atteintes de maladies respiratoires. Et le savoir-faire des artisans permet à chacun d’avoir le décor de ses rêves« .
Ce rêve, comme beaucoup de retraités, Jean Ferrand, ancien dirigeant d’une société informatique, l’a enfin réalisé (…) Et puis il y a le confort que lui procurent le jardinier, la cuisinière, la femme de ménage, « les charmes de la vie coloniale« , dit-il avec candeur. Certain, en plus, d’avoir fait une affaire. Sa villa, vendue aujourd’hui 1,2 millions d’euros, il l’a achetée beaucoup moins. Et elle ne risque pas de perdre de sa valeur. Juste en face, devant les montagnes de l’Atlas, à la place des champs où labourent encore des paysans, un golf devrait bientôt être aménagé.
Je ne m’intéresse pas particulièrement à la personnalité ou aux opinions de ce crétin nostalgique, mais ses propos ahurissants ont le mérite d’une certaine franchise – ou de lucidité – qui manque à beaucoup d’expatriés, au Maroc ou ailleurs. Car c’est bien évidemment les rapports de domination coloniaux, désormais post-coloniaux, qui donnent tant d’attrait à leur séjour au Maroc: domination économique et sociale, avec ses agréments, situation relativement privilégiée au regard des autorités indigènes (mais pas toujours), et surtout l’intériorisation de leur infériorité socio-économique par les indigènes les plus proches (salariés, employés de maison, contacts d’affaires), intériorisation débordant le plus souvent sur le plan culturel.
Mais c’est à vrai dire un phénomène présent ailleurs – j’ai cotoyé des expatriés en Europe, et ai alors rencontré le même phénomène, atténué cependant et alors dépourvu de ses aspects ethnico-religieux mais tout autant encombré de stéréotypes nationaux…
Les milliards de recettes touristiques valent-ils la peine de se faire humilier de la sorte? Ne pouvons nous pas demeurer une destination touristique, ce qui est une nécessité vitale vu l’effondrement de notre balance commerciale, tout en demeurant dignes?
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