Rien n’illustre tant l’habileté et la duplicité – qui vont de pair – du pouvoir marocain que sa récupération de la bataille d’Anoual (qui eût lieu le 21 juillet 1921), synonyme de la pire défaite enregistrée par une armée coloniale de pair avec Dien Ben Phu – » l’un des plus effroyables désastres enregistrés au cours des entreprises coloniales européennes en Afrique » ainsi que l’a dit un commentateur de l’époque coloniale (J. Ladreit de Lacherrière, in « La zone espagnole du Maroc et la guerre civile« , Politique étrangère, février 1937, p. 33). La déroute de l’armée espagnole (14.000 morts, 1.100 prisonniers) impliqua plus fortement l’armée française, sous le commandement de Lyautey puis Pétain notamment, et vit l’utilisation d’armes chimiques contre les populations civiles du Rif dans une préfiguration des guerres coloniales contre-révolutionnaires (comme l’a relevé Daniel Rivet), avant une reddition de l’émir Abdelkrim el Khattabi en 1925.
Le mouvement national marocain et ses héritiers – soit l’Istiqlal, l’USFP, le PPS et l’OADP (devenue PSU) – ainsi que la gauche ont depuis longtemps commémoré la bataille d’Anoual, la seule d’ailleurs à être commémorée avec celle de Oued el Makhazine. On peut présumer que la monarchie alaouite se serait bien passée de telles célébrations, puisque la résistance d’Abdelkrim el Khattabi fait par contraste rejaillir la passivité du sultan Moulay Youssef, qui resta sagement sur son trône alors qu’armées française et espagnole faisaient une guerre impitoyable au Rif. Mais le retentissement politique interne de la bataille d’Anoual, allié sans doute à un zeste de mauvaise conscience, a contraint le pouvoir à baptiser places et avenues Abdelkrim el Khattabi ou Anaoual, et à dépêcher ses dignitaires aux cérémonies annuelles de commémoration.
Pour être honnête, d’autres courants politiques intrumentalisent également l’héritage de la guerre du Rif:
Il est manifeste que le Rif constitue, aujourd’hui encore, l’enjeu d’une lutte politique: la « bataille pour le passé du Maroc » – selon l’expression d’Ernest Gellner – continue de se livrer sur ce terrain où l’héritage d’Abdelkrim est revendiqué de diverses manières, toutes contradictoires. (Raymond Jamous & François Pouillon, « Jubilé pour une insurrection paysanne au Maroc« , Cahier d’études africaines, 1976, pp. 633-634).
C’est ainsi que le personnage d’Abdelkrim el Khattabi a ainsi été invoqué par certains militants amazighs, souhaitant défendre leur revendication d’autonomie voire plus. Or s’il est exact qu’Abdelkrim el Khattabi a bel et bien proclamé la République du Rif, c’est dans un contexte historique particulier où le trône était le simple cache-sexe du colonialisme franco-espagnol au Maroc. Rien dans son parcours d’exil, après 1925, n’indique une quelconque tendance séparatiste – au contraire, puisque l’engagement public d’Abdelkrim, par ailleurs profondément impregné d’islam, fut anti-colonialiste mais surtout pan-maghrébin (il était même le fondateur et président du Comité de libération du Maghreb arabe en 1947) et voire même panarabe.
Il en va de même de la proclamation de la République, proprement blasphématoire dans un Maroc contemporain où la monarchie constitue l’horizon institutionnel indépassable. Si elle est bien de son fait, et s’il envisageait un Etat moderne, il n’entendait pas se détacher du patrimoine islamique (« la volonté d’Abdelkrim d’instaurer un Etat moderne, empruntant l’essentiel de ses institutions aux démocraties occidentales, tout en restant dans la voie tracée par les premiers califes, est incontestable » (1)), et était considéré, par ses partisans de l’époque, comme sultan du Rif (2). Ce n’est probablement pas à ce type de république que songent ses partisans républicains d’aujourd’hui. On peut constater avec Jamous & Pouillon, précités, que la guerre du Rif et Abdelkrim échappent aux récupérations contemporaines, et s’imposent par leur originalité.
Le parallèle semble cependant plus certain avec les guerres coloniales postérieures, surtout celle d’Indochine, la seule avec celle du Rif à contenir une victoire militaire éclatante sur une armée coloniale. Citons le regretté historien marocain Germain Ayache, dont les travaux se concentrèrent sur cette période de l’histoire:
Pour les néophytes de l’Orient, la guerre du Rif avait ainsi fourni un banc d’essai à la théorie de Lénine. C’était l’illustration et la mise en pratique de thèses élaborées en leur présence et avec leur concours, dans les congrès de l’Internationale.
Et si, d’après son témoignage, on peut admettre qu’il en fut bien ainsi pour l’homme qui deviendrait Président de la Chine [Mao Tsé-Toung], devra-t-on hésiter à l’admettre dans le cas mieux connu du futur Président du Viet Nam [Ho Chi Minh]? Nous n’avons pas d’écrit, malheureusement, où Ho Chi Minh ait fait connaître, soit à l’époque, soit de façon rétrospective, ses réactions aux événements du Maroc. On sait pourtant qu’en 1923, quand fût créé l’Etat rifain, il était lui-même à Paris, militant dans les rangs des communistes français. L’année suivante, quand l’armée espagnole se trouva acculée à la mer, il était en Russie, comme dirigeant de l’Internationale paysanne et membre de l’école où se formaient des chefs pour la révolution des colonies. En 1925, revenu en Orient pour préparer dans son pays la lutte contre l’impérialisme français, il apprenait que celui-ci essuyait dans le Rif la première vraie défaite de l’histoire coloniale. Enfin, plus de vingt ans après, quand il fut à son tour dans la position qu’Abdelkrim avait eue autrefois, que ce dernier, par contre, eut échappé à la garde des Français, il s’adressa à lui pour lui demander de l’aider. Ce que fit Abdelkrim par une adresse aux soldats marocains engagés sur le front d’Indochine. Il est bien difficile de concevoir qu’une solidarité si naturelle, perçue quand Abdelkrim n’était plus qu’un grand nom oublié, n’ait pas été sentie plus vivement encore quand il portait des coups durs à l’ennemi commun.
D’ailleurs, plutôt que de vouloir trouver dans les événements du Rif une tardive répétition de la résistance algérienne du temps d’Abdelkader, comparons-les, à ce qui est, depuis, advenu au Viet Nam. Alors, vraiment, on y verra une sorte de préfiguration: dans la nature des forces en présence, leur rapport initial, l’évolution de ce rapport, les voies et les moyens, la relève d’un impérialisme par un autre, les répercussions au sein même des deux pays venus porter la guerre. (Germain Ayache, « Les origines de la guerre du Rif« , Société marocaine des éditeurs réunis, Rabat, 1981, pp. 15-16)
Faut-il rappeler que même Che Guevara revendiqua l’influence d’Abdelkrim?
Mais la guerre du Rif, qu’on dit méconnue, fait l’objet d’un réel regain d’intérêt au Maroc ces derniers temps, en dehors des cercles partisans ou officiels, notamment au Rif et parmi les militants progressistes. La cause? Probablement les deux principes difficilement séparables, la souveraineté populaire et la souveraineté nationale, qu’elle a affirmés. On aurait tort de faire l’impasse sur l’une et l’autre forme de souveraineté, tant il est vrai qu’un peuple occupé ou sous protectorat, officiel ou non, ne peut être véritablement souverain.
Dans une vision idéaliste – on aurait dit petite-bourgeoise il y a quelques décennies – de ce que c’est la souveraineté, et à juste titre méfiants devant l’instrumentalisation du nationalisme par le makhzen, certains progressistes réclament la souveraineté populaire mais répugnent à en tirer les conséquences en matière notamment d’ingérence étrangère ou de réciprocité, où à saisir que la souveraineté nationale n’est pas seulement une question d’intégrité territoriale – elle l’est, mais pas que ça. De l’autre côté, des nationalistes sont aveugles à la souveraineté populaire, qu’ils ne perçoivent pas comme étant le soubassement idéologique – du moins dans une optique démocratique – de la souveraineté nationale.
C’est là leçon que progressistes et nationalistes peuvent tirer d’Abdelkrim et de la guerre de libération qu’il mena au Rif: sa lutte contre l’occupation étrangère était inséparable de l’instauration d’institutions modernes (dans le contexte très particulier du Rif des années 20, donc pas forcément sous une forme qui serait adaptée au Maroc de 2012) et d’une société juste. De même, l’affirmation de la souveraineté nationale contre l’occupant n’était en rien une manifestation de chauvinisme ou de xénophobie, puisque Abdelkrim el Khattabi passa plus de la moitié de sa vie à lutter pour la solidarité maghrébine, arabe et des peuples opprimés du Tiers-Monde. C’est en ne faisant pas de lecture biaisée de son expérience que les Marocains d’aujourd’hui, indépendamment de leurs obédiences idéologiques, pourront retrouver le fondement d’une politique progressiste et démocratique fondée sur la souveraineté populaire, la souveraineté nationale et la solidarité internationale, en n’occultant aucune de ces composantes. Tout autre choix déshonorerait le mémoire d’Abdelkrim et des Rifains, et celle d’Anoual.
Lectures recommandées: outre les deux ouvrages de Germain Ayache, « Les origines de la guerre du Rif » et « La guerre du Rif » (ce dernier hélas inachevé du fait du décès de l’auteur), on peut conseiller la biographie d’Abdelkrim el Khattabi (« Abdelkrim, une épopée d’or et de sang« ) ainsi que, de l’autre côté de la barricade, le récent ouvrage français de Vincent Courcelle-Labrousse et Nicolas Marmié, « La guerre du Rif. Maroc, 1921-1926« , voici quelques textes numériques.
- « LA GUERRE CHIMIQUE DANS LE RIF (1921-1927): ETAT DE LA QUESTION » de Maria Rosa de Madariaga & Carlos Lazaro Avila;
- « On croit se battre pour la patrie… » de la légendaire figure du communisme français André Marty – le Parti communiste frnçais prit fait et cause pour Abdelkrim et les Rifains contre l’armée (de la République) française;
- « Une guerre coloniale oubliée: le Rif, 1921-1926« , note de lecture de Romain Ducouloumbier;
- la bibliographie très complète sur la guerre du Rif, « Le Rif face aux visées coloniales: 1921-1927« ;
- « Jubilé pour une insurrection paysanne au Maroc« , texte corrosif à ne pas manquer de François Pouillon et Raymond Jamous (1976) sur l’historiographie de la guerre du Rif;
- sur le contexte international de la guerre du Rif, voir Jean-Louis Miège, « L’arrière-plan diplomatique de la guerre du Rif« , Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 1973.
Il serait également impardonnable de ne pas mentionner le véritable trésor que constitue le fonds numérique librement accessible Gallica de la Bibliothèque nationale de France – cherchez « anoual » par exemple, et des dizaines de documents d’époque se révéleront à vous.
(1) Louis Mougin. Abd el-Krim et la république du Rif, Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 1977, p. 245.
(2) C’est le célèbre historien orientaliste Robert Montagne, fonctionnaire du protectorat et guère favorable au nationalisme marocain, qui l’affirme dans son portrait d’Abdelkrim el Khattabi en date de 1947: « le peuple berbère ne le désigne que sous le nom familier de « Sidi Mohand » et lui donne le titre de sultan. Il le portera au milieu des siens jusqu’au dernier jour. (…) L’auteur de ces lignes est accueilli en ces termes à la zaouia de Snada: « Le sultan vous souhaite la bienvenue! ». Sidi Mohand est, jusqu’à la fin, par les siens regardé comme un sultan légitime« , « Abd el Krim« , Politique étrangère, 1947, p. 307.
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