Un étranger non-résident est finalement une « personne » en droit étatsunien

Les voies de la démocratie et de l’Etat de droit sont impénétrables: pour preuve j’en veux ce jugement du 11 janvier 2008 de l’US Court of Appeals for the District of Columbia Circuit dans l’affaire n° 06-5209 Rasul et al. v. Richard Myers, Air Force General et al.

De quoi s’agit-il? De l’action en réparation civile (c’est-à-dire en dommages-intérêts) initiée par Shafiq Rasul, Asif Iqbal, Ruhal Ahmed (les Tipton Three)et Jamal al Harith, citoyens britanniques, qui furent enlevés en Afghanistan ou au Pakistan fin 2001, remis à l’armée étatsunienne qui avait alors envahi l’Afghanistan, et enfin détenus dans le bagne de Guantanamo (je vous conseille vivement The Road to Guantanamo, le docu-fiction consacré aux trois premiers, plus vrai que nature).

Libérés en 2004 sur pression diplomatique du gouvernement britannique, les quatre invoquaient la détention illégale et la torture dont ils avaient été victimes des mains de leurs tourmenteurs étatsuniens, ainsi que les violations de leur liberté religieuse, en vue d’être dédommagés par neuf officiers supérieurs de l’armée étatsunienne, dont le général de l’US Air Force Richard Myers, alors Joint Chief of Staff, et le major général Geoffrey Miller, commandant de la prison de Guantanamo avant de commander celle de d’Abu Ghraib en Irak .

L’US Court of Appeals for the District of Columbia Circuit (CADCC) a estimé, à l’unanimité de ses trois juges, que la Constitution étatsunienne ne trouve pas à s’appliquer au cas d’étrangers ne résidant pas sur le territoire étatsunien ou n’ayant pas de relations substantielles avec les Etats-Unis, conformément à la jurisprudence dégagée par la Cour suprême dans ses arrêts Johnson v. Eisentrager (1950) et United States v. Verdugo-Urquidez (1990).

Dans Johnson v. Eisentrager, la Cour suprême avait jugé qu’un ressortissant d’une nation en guerre avec les Etats-Unis et n’ayant pas le statut de résident aux Etats-Unis n’avait accès ni aux tribunaux civils étatsuniens, ni à la protection de la Constitution étatsunienne. Dans United States v. Verdugo-Urquidez, la Cour suprême avait jugé qu’un étranger non-résident ne pouvait invoquer la Constitution étatsunienne contre une perquisition commise à l’étranger par une agence du gouvernement étatsunien.

On le voit, la jurisprudence de la Cour suprême semblait n’accorder aucune protection constitutionnelle, et sans doute (1) même pas d’accès aux tribunaux civils étatsuniens, aux étrangers non-résidents souhaitant notamment . Les jugements

Paradoxalement, la loi étatsunienne – l’Alien Tort Act (aussi connu sous le nom d’Alien Tort Statute), qui date de 1789 – permet aux victimes – quel que soit leur nationalité – d’actes contraires au droit international ou à un traité conclu par les Etats-Unis d’intenter une action en dommages-intérêts devant les tribunaux fédéraux étatsuniens contre l’auteur de ces actes. Cette action peut être dirigée contre une personne privée, étatsunienne ou étrangère, ou contre un Etat étranger, mais pas contre les Etats-Unis ou un Etat fédéré, ou les institutions publiques qui en dépendent, lesquelles ne peuvent engager leur responsabilité juridique devant les tribunaux étatsuniens que pour des actes commis aux Etats-Unis (cf. le Federal Tort Claims Act, dont une disposition écarte toute responsabilité de l’Etat fédéral en cas de dommage survenu à l’étranger ou en cas de dommage dû aux activités combattantes des forces armées des Etats-Unis en temps de guerre). L’Iran et l’Autorité palestinienne, entre autres, ont ainsi eu à subir les effets de l’Alien Tort Claims Act.

Mais il s’agit là d’une exception législative, et qui ne vaut de toutes façons que pour les actions en dommages-intérêts – or les prisonniers de Guantanamo et d’ailleurs sont eux plutôt immédiatement concernés par des demandes de remise en liberté (habeas corpus writ).

L’arrêt en appel de la CADCC s’est conformé à cette ligne jurisprudentielle: Guantanamo n’est pas un territoire étatsunien, et les demandeurs étant des ressortissants étrangers se trouvant en territoire étranger, ils ne sont pas couverts par la Constitution étatsunienne et les droits qu’elle édicte. Une question subsidiaire était cependant posée, relative à la violation des droits religieux des plaignants – ils se plaignaient notamment de ce qu’un exemplaire du Coran avait été déchiré et jeté au toilette par des soldats étatsuniens. Une loi – la Religious Freedom Restoration Act de 1993 – à portée extra-territoriale avait entendu accorder une protection accrue à la liberté religieuse. La CADCC a cependant estimé que les plaignants n’étaient pas des « personnes » au regard des termes de cette loi (!):

We do not reach this question because we conclude that the plaintiffs are not “person[s]” within the meaning of RFRA. (note 19, page 36 du jugement)

Traduction libre: nous ne tranchons pas cette question car nous concluons que les plaignants ne sont pas des « personnes » au sens de la loi dite de restauration de la liberté religieuse (RFRA).

Voir également (p. 37):

We must first determine whether the district court correctly treated the plaintiffs as “person[s]” under RFRA. Although we ordinarily “first look to the language of the law itself to determine its meaning,” United Mine Workers v. Fed. Mine Safety & Health Rev. Comm’n, 671 F.2d 615, 621 (D.C. Cir. 1982), cert. denied, 459 U.S. 927 (1982), RFRA’s text does not define “person.” While the defendants do not dispute that “person” is a broad term that has been interpreted as including aliens, they point out that, under various constitutional provisions, “person” does not include a non-resident alien. See, e.g., Verdugo-Urquidez, 494 U.S. at 265 (holding that “people” as used in the Fourth Amendment “refers to a class of persons who are part of a national community or who have otherwise developed sufficient connection with this country to be considered part of that community” and thus excludes alien located in Mexico); Jifry v. FAA, 370 F.3d 1174, 1182 (D.C. Cir. 2004), cert. denied, 543 U.S. 1146 (2005) (“person” under Fifth Amendment does not include “non-resident aliens who have insufficient contacts with the United States”); People’s Mojahedin Org., 182 F.3d at 22 (“person” under Fifth Amendment does not apply to “foreign entity without property or presence in this country”).

Et enfin (p. 43):

We believe that RFRA’s use of “person” should be interpreted consistently with the Supreme Court’s interpretation of “person” in the Fifth Amendment and “people” in the Fourth Amendment to exclude non-resident aliens. Because the plaintiffs are aliens and were located outside sovereign United States territory at the time their alleged RFRA claim arose,26 they do not fall with the definition of “person.”

Troublants passages, qui rappellent la période de l’esclavage, où un tribunal dit pour droit qu’un être humain n’est pas une « personne » aux yeux de telle ou telle loi, indépendamment de la façon dont cette loi peut être formulée…

La Cour suprême des Etats-Unis avait cependant, avec l’arrêt Rasul v. Bush de 2004, déjà déterminé que les tribunaux fédéraux étaient compétents pour juger de la légalité de la détention de ressortissants étrangers capturés à l’étranger et détenus à Guantanamo, distinguant le cas de ces détenus de ceux visés dans l’affaire Eisentrager v. Johnson, précitée. Mais la question expresse de l’application des garanties constitutionnelles étatsuniennes aux détenus de Guantanamo était restée en suspens, même si l’arrêt Hamdan v. Rumsfeld de 2006 avait reconnu à ceux-ci la protection minimale accordée par l’article 3 commun des Conventions de Genève de 1949.

C’est donc tout récemment que la Cour suprême étatsunienne vient de déterminer que les prisonniers de Guantanamo sont bel et bien couverts par la Constitution étatsunienne – elle leur rend en quelque sorte valeur humaine. Il ne s’agit pas de faire de l’angélisme: ce n’est que six ans après l’ouverture du camp de Guantanamo, à la fin d’une calamiteuse présidence Bush où ce dernier bat des records d’impopularité, et alors que the Great War on (of?) Terror s’enlise, que la Cour suprême, qui a toujours (souvent du moins – il faut reconnaître que Brown v. Board of education est plutôt allé contre l’air du temps, y compris dans les Etats du nord, même si cet arrêt fût précédé de l’ignoble Plessy v. Ferguson (2)) été très sensible à l’air du temps (je pense notamment à sa très tardive réaction contre l’inquisition anticommuniste des années 30, 40 et 50), daigne reconnaître que la Constitution étatsunienne s’applique à des prisonniers détenus par l’armée étatsunienne sur un territoire – Guantanamo – où les Etats-Unis exercent de facto, sinon de jure, une souveraineté exclusive.

Le professeur de droit étatsunien Jack Balkin souligne cette « sensibilité » de la Cour suprême au climat politique environnant:

It’s also worth noting that the Supreme Court did not begin hearing these cases until 2004, when the initial ardor following 9/11 had cooled considerably, and when the President’s political standing had begun to slide. By the time Boumediene was decided, support for Bush and his unilateral vision of the Presidency was very weak indeed.

If things had turned out differently: if there had been more successful terror attacks on U.S. soil, or if the Iraq war had been a resounding success, the Republicans might have increased their numbers in Congress greatly, and they might well have been set for a sustained period as the majority party in the country, leading a successful constitutional revolution that fulfilled the hopes of the conservative movement. (The goals of that movement, however, would have been transformed by the focus on the war on terror, in the way described above.).

As it happened, this did not come to pass. Bush is now one of the most unpopular presidents in modern American history. The Republicans have lost control of both houses of Congress. Their party may lose even more seats in the next election, and the Democrats may return to the White House.

C’est donc dans l’arrêt Boumediene v. Bush du 12 juin 2008 que la Cour suprême affirme, par une voix de majorité (5 contre 4), que la Constitution étatsunienne est applicable aux détenus du bagne de Guantanamo:

Petitioners have the constitutional privilege of habeas corpus. They are not barred from seeking the writ or invoking the Suspension Clause’s protections because they have been designated as enemy combatants or because of their presence at Guantanamo.

Traduction libre: les plaignants bénéficient du droit constitutionnel à voir leur privation de liberté examinée et déterminée par un tribunal. Ils ne sont pas empêchés d’intenter une action en ce sens ou d’invoquer la clause de suspension de la Constitution étatsunienne simplement parce qu’ils ont été désignés comme combattants ennemis ou en raison de leur présence à Guantanamo.

On notera enfin que l’arrêt Boumediene v. Bush va plus loin que l’arrêt Hamdan v. Rumsfeld, qui avait jugé que le président des Etats-Unis ne pouvait établir les fameux tribunaux d’exception (les « military commissions« ) en l’absence de base légale, puisqu’il déclare la loi intervenue par la suite contraire à la Constitution.

Une victoire bien tardive, mais néanmoins significative, et dûe notamment aux immenses efforts de très nombreux juristes – y compris des anciens juristes du Pentagone – et ONG étatsuniens, dont principalement le Center for Constitutional Rights, qui avait défendu le détenu algérien Lakhdar Boumediene dans l’affaire qui porte son nom, ainsi que le détenu Shafiq Rasul de l’affaire Rasul v. Bush de 2004, mais aussi l’ONG Reprieve, de l’avocat étatsuno-britannique Clive Stafford Smith, qui s’est récemment impliquée dans la défense de détenus marocains, dont Said El Boujaadia.

Petite précision cependant: l’arrêt Boumediene v. Bush ne tranche pas formellement la même question juridique – appréciation de la légalité de la détention dans le cadre d’une procédure d’habeas corpus – que celle qu’a tranchée la CADCC dans l’affaire Rasul v. Myers, qui concernait l’action en dommages-intérêts intentée contre des représentants de l’administration publique étatsunienne. L’arrêt Boumediene v. Bush dit cependant pour droit que la Constitution étatsunienne trouve à s’appliquer au cas de détenus étrangers à Guantanamo, contrariant sur ce point la CADCC. A suivre…

(1) Si on en croit la jurisprudence Johnson v. Eisentrager, mais elle concernait du personnel militaire ennemi d’une part, et d’autre part j’avoue ne pas savoir avec certitude si cette décision de la Cour suprême représente l’état actuel du droit étatsunien en matière d’accès à des tribunaux civils (c’est-à-dire non-militaires) étatsuniens pour des étrangers n’ayant pas le statut de résident aux USA et souhaitant intenter une action contre le gouvernement étatsunien pour violation de leurs droits.

(2) Voir cependant l’opinion dissidente de Justice Harlan:

[I]n view of the Constitution, in the eye of the law, there is in this country no superior, dominant, ruling class of citizens. There is no caste here. Our Constitution is color-blind, and neither knows nor tolerates classes among citizens. In respect of civil rights, all citizens are equal before the law. The humblest is the peer of the most powerful. The law regards man as man, and takes no account of his surroundings or of his color when his civil rights as guaranteed by the supreme law of the land are involved. It is therefore to be regretted that this high tribunal, the final expositor of the fundamental law of the land, has reached the conclusion that it is competent for a State to regulate the enjoyment by citizens of their civil rights solely upon the basis of race.