Un des meilleurs artisans du Maroc

Quand on collectionne les livres, surtout anciens, le problème est souvent de les faire relier. On doit être prudent voire réticent si on collectionne les livres pour leur valeur marchande, dans une optique de revente: l’altération de la couverture d’origine, fût-elle abîmée, fait généralement chuter substantiellement la valeur du livre. Pour ma part, mes livres ne sont pas – tous – des pièces de collection valant des cents et des mille. Souvent, il s’agit soit de livre que je compte garder, soit de livres relativement récents (XXeme) qui ne sont de toute façon pas des exemplaires de bibliophilie, mais qui dont la reliure est soit défaite, soit salie, soit très fragile. Je choisis donc de les faire relier.

Au départ, sur la foi d’un oncle éditeur, mon choix s’était porté sur un relieur du quartier des Habous, à un tarif négocié de 60 dirhams par livre. J’ai très vite regretté ce choix: ayant sans doute accepté par pression de mon oncle, le relieur n’était pas satisfait par le prix, et le travail était bâclé. Car la reliure est un ensemble: il n’y a pas que la reliure à proprement parler (ou plutôt la demi-reliure dans mon cas, car la reliure en cuire ne porte généralement que sur le dos, le reste du livre étant cartonné) – le titre est à mes yeux au moins aussi important. Or ce relieur m’a fait voir toute la gamme: titres illisibles, baveux, irréguliers – sans compter les innombrables fautes fautes d’orthographe – je rappelle que le relieur a sous les yeux le titre du livre qu’il doit recopier en lettres dorées sur le dos de ce dernier. Quand je me plaignais, c’est comme si je lui avais demandé de se couper un membre: réticences, ou efforts bâclés de corriger une faute d’orthographe. Plusieurs fois il m’a dit « mais tu connais le titre toi, c’est le principal« . Puis il a augmenté le tarif initial – je m’étais opposé mais n’avais alors pas d’ancienne facture sous la main, de 60 à 70 dirhams par livre. J’ai accepté de mauvais coeur, puis ai fini par mettre la main sur une ancienne facture et suis venu la lui présenter pour qu’il se rende compte de son erreur. Rien du tout: il a dit que c’était sans importance, reniant là sa parole initiale – j’aurais accepté une augmentation de prix s’il m’avait expliqué qu’il ne couvrait pas ses coûts, et en échange d’une amélioration de la qualité. Mais là, il a simplement menti. C’est donc de gaîté de coeur que j’ai choisi de ne plus rien lui commander. Il fût d’ailleurs d’une rare impolitesse lorsque je viens récupérer ma dernière commande, confirmant mon impression qu’il y a des prostituées et des dealers de drogue plus dignes de confiance que lui.

C’est à Rabat que j’ai trouvé chaussure à mon pied. Via le très cultivé bouquiniste Abdallah, d’en face le lycée Hassan II au quartier Hassan, j’ai été mis en contact avec Doghmi, un des derniers maîtres relieurs de Rabat. Cher – entre 80 et 150 dirhams par reliure, selon la taille et le modèle – reliure ou demi-reliure – choisi, il ne m’a jamais déçu. La justesse du travail, la grande qualité du cuir, la netteté des couleurs, et surtout le soin extrême apporté aux titres, écrits en lettres nettes, sans bavure et sans faute, tout cela fait de son travail un art. Il m’a confié avoir relié des livres pour Chirac, et compte généralement sur les commandes institutionnelles – organismes publics ou privés faisant relier Bulletin Officiel, publications internes ou encore des beaux livres en guise de cadeau de fin d’année.

Son exploit: un livre de droit français du début XVIIIe que je lui avais confié, à la reliure disjointe, sans instructions particulières mis à part la couleur du cuir. Résultat: un véritable chef-d’oeuvre. Il avait pris la pièce de titre, au dos, et choisi pour les deux plats un matériau qui faisait d’origine. Bien sûr, il ne s’agissait pas d’une restauration et le livre ne passerait aucun examen d’expertise sérieux, mais l’effet d’époque est saisissant – et cela, il l’avait fait d’initiative.

Cette fois-ci, j’y suis allé pour faire relier quelques vieux livres. Au moment de payer, je dis bismillah et lui donne l’argent. Il m’a alors confié que c’était la première fois cette semaine qu’il entendait ça, et nous étions un jeudi. En plain mois d’août, les Européens de Rabat qui sont nombreux parmi ses clients rentrent chez eux, tandis que les Marocains – privés ou institutionnels – ont d’autres préoccupations en ce début de ramadan. Mais c’est aussi symptomatique d’un art qui se perd: les Marocains lisent peu, ce n’est pas une nouveauté, et le nombre de bibliophiles à Rabat se compte sur les doigts d’une ou deux mains. N’étaient-ce les clients institutionnels, Si Doghmi aurait depuis longtemps mis la clé sous la porte. C’est pour ça d’ailleurs qu’il ne se cantonne pas aux livres: agendas, cahiers, voire corbeilles et boîtes de kleenex (quelle déchéance, pas pour lui, mais ses clients…), sous-mains et autres maroquineries de bureau.

Vous trouverez la boutique de Si Doghmi rue Soussa, perpendiculaire à la rue Abou Inan au centre-ville (cf. ce plan), à deux pas de la wilaya. Allez-y faire relier un de vos livres avant qu’un des derniers vrais relieurs du Maroc ne disparaisse.

PS: Il y a d’autres relieurs corrects à Rabat, version low-cost, environ 40/60 dirhams par livre (mais la demi-reliure n’est alors pas en cuir, bien entendu). Demander à Abdallah le bouquiniste précité ou à Saïd, bouquiniste en face de la droguerie Amaïz avenue Hassan II, pas loin du cinéma Fayrouz.

PPS: Pour le plaisir, le site de l’Atelier monastique de reliure artisanale de l’Abbaye Saint Louis du Temple.

4 Réponses

  1. Pour la petite histoire : je connais Abdallah le bouquiniste en face du lycée…plus jeune, j’y achetais des BDs…la dernière fois, je lui ai acheté qqs bouquins en piquant une petite jasette. Brave type !

  2. Je confirme: Abdallah est vraiment sympa, et c’est un des rares bouquinistes marocains à lire les livres qu’il vend.

  3. IK, faut que tu nous uploades des photos de ces reliures pour qu’on voie les chefs d’oeuvre!

  4. Merci pour l’article ! Du coup, mon compagnon Fred est allé faire un petit reportage chez Monsieur Doghmi pour son émission sur l’artisanat marocain (sur luxe radio, mais je ne sais pas quel jour ça passera). Il en est ravi ! Il m’a dit que la boutique est passionnante, une excellente adresse.

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