“Do you think European countries think that they’re successful in their allocation of funds?”

Que ne faut-il pas dire et faire pour obtenir des financements?

orientalism-versus-occidentalism

S’agissant d’artistes ou d’ONG arabes, entre les revendications ou expressions qu’ils ressentent et celles que leurs financiers potentiels souhaiteraient les voir ressentir, la synthèse est parfois délicate, comme le souligne cet article de Mada Masr sur les travaux de la sociologue allemande Ilka Eickhof, et plus particulièrement une conférence donnée au Caire sous le titre « Hey big Spender: Cultural Politics and Foreign Cultural Institutions in Cairo« . Une artiste égyptienne ne s’intéressant pas à la politique en 2011, voilà une chose que ne concevaient pas les acheteurs potentiels, ou bailleurs de fonds d’expositions dans musées européens ou centres culturels étrangers au Caire – ainsi la street artist égyptienne Aya Tarek:

Let me tell you why. After the revolution – or the ‘Arab Spring’ – I didn’t care about politics, and I still don’t care about politics. I mean this in a direct sense; I have my political opinions, but it doesn’t show vividly in my work. The thing was that a market opened up after the revolution. Everyone was looking at Egypt. If you produced anything about the revolution [or] about politics, it would sell immediately – it would sell rapidly, in a scary way. A lot of artists, writers, journalists, and activists worked with politics and thrived on politics, even if [the works] were really poorly done or … naïve … it didn’t matter. As long as [they were] about a political situation, [they were] good.

This is my problem, generally, particularly with how the ‘West’ looks at us. I think it happened with Beirut after the Civil War, and [the same thing] happened with Iran. All the Iranian [directors] who make movies about oppression, women, and politics – [they] all sell well. I [have an] issue with this, because I want to be critiqued for my work, my artistic value – not the value I gain from being in a political situation or because something happened in my country, or because I’m Middle Eastern or a woman … or – oh God, imagine – a Middle Eastern woman! If I were from the West, then my art would be critiqued [for what it is]. But because I’m Egyptian, I find there is often this undercurrent, like, you are just so brave for making art in spite of all your suffering.

Des ONG de défense des droits de l’homme pourraient sans doute dire la même chose – au Maroc, ils sont sans doute peu à penser que l’abolition de la peine de mort est la priorité numéro 1 du point de vue des violations des droits de l’homme que vivent les Marocains, mais c’est sans doute plus facile à obtenir des financements pour une conférence sur ce thème que pour la défense des syndicalistes ou des salafistes.

Sinon j’ai apprécié ce passage:

However, it is not all bleak, as Eickhof pointed out to a room that was largely full of staff and associates of Western cultural institutions in Cairo.

« C’est la seule manière de faire changer progressivement les mentalités et l’attitude de ces femmes »

"Le problème, c'est la mentalité et l'attitude de ces femmes musulmanes..."

« Le problème, c’est la mentalité et l’attitude de ces femmes musulmanes… »

Mes pérégrinations sur Internet m’ont amené à lire cet ancien entretien accordé à Radio Netherlands par la secrétaire-générale bulgare de l’UNESCO, Irina Bokova, et qui date de 2009 (c’est l’avantage d’être bloggeur à son compte, on est seul juge de l’intérêt à publier de ce qu’on écrit…). J’avais cru comprendre que les ressortissants des anciens pays dits de l’Est n’étaient pas à la pointe du combat pour une multiculturalité postcoloniale, mais là je suis tout de même assez surpris de ce que je lis. La surprise vaut pour les questions de la radio néerlandaise, apparemment axées surtout sur l’islam – vu l’obsession récente des Pays-Bas avec l’islam, je ne devrais cependant pas être surpris outre mesure – mais surtout des réponses de Bokova.

Il faut peut-être rappeler qu’Irina Bokova commença sa carrière diplomatique en Bulgarie sous le riant régime de Todor Jivkov, dernier véritable leader communiste de la Bulgarie, qui lança une campagne d’assimilation forcée des musulmans bulgares, et surtout ceux d’ethnicité turque. Cette campagne pourrait sans doute constituer le prochain programme de l’UMP ou du PS aux élections présidentielles françaises, tant les similarités sont frappantes: bulgarisation forcée des noms avec élimination des noms et prénoms à consonance turque; interdiction des vêtements traditionnels (ceci englobe le foulard), interdire l’usage du turc et fermer les mosquées (c’est peut-être ce dernier point qui est le seul à ne pas encore être sérieusement discuté entre politiciens français de bonne et républicaine compagnie, mais ne perdons pas espoir)…

"Comment faire comprendre à Tawakkol Karman que sa mentalité et son attitude doivent évoluer?"

« Comment faire comprendre à Tawakkol Karman que sa mentalité et son attitude doivent évoluer? »

Il fallut la chute du communisme pour qu’il soit mis fin à cette politique d’assimilation forcée, qui aboutit à l’exil forcé de centaines de milliers de musulmans bulgares (la Bulgarie doit par ailleurs être l’un des seuls pays au monde où le nombre de musulmans tels que recensés lors du recensement ait chuté en nombre absolu entre 1946 et 2011 – de près d’un million à un peu plus d’un demi-million) – cet exil forcé et la politique y ayant abouti ont été reconnus en 2010 par le Parlement bulgare comme constituant de la purification ethnique.

« Personnellement, je suis contre le port de la burqa. Certaines femmes ne peuvent même pas voir correctement. C’est un dénigrement pour les femmes, cause des problèmes et donne aux femmes l’impression qu’elles sont inférieures aux hommes. « 

Pas grand chose à y redire – personnellement, la burqa ou le niqab me révulsent – comme les mi-bas, les anneaux dans le nez, les chemisettes portées avec une cravate ou le chandail noué autour du cou. Continuons.

« Je pense que l’UNESCO doit faire un grand effort et se concentrer sur l’éducation, encore l’éducation et toujours l’éducation pour les femmes musulmanes. Je pense que là est la priorité numéro 1. C’est la seule manière de faire changer progressivement les mentalités et l’attitude de ces femmes. Il ne sert à rien de dire : Je suis pour cela, je suis contre cela. Nous avons quelque chose à faire et je pense que nous pouvons le changer en transformant la société. »

"Qui est le con qui a inscrit une visite de mosquée sur mon agenda?"

« Qui est le con qui a inscrit une visite de mosquée sur mon agenda? »

Relisons ensemble: l’UNESCO doit se concentrer sur l’éducation des femmes musulmanes afin de faire changer leur mentalité et leur attitude. Le problème des femmes musulmanes, ce n’est pas éventuellement leur situation socio-économique, leur statut juridique discriminatoire ou les violences – domestiques, de guerre ou autres – dont elles sont victimes. Non, leur problème, c’est leur mentalité et leur attitude, et sans doute leur goût excessif pour des tissus leur couvrant les cheveux. Et ces femmes musulmanes seront sauvées par Irina Bokova et son UNESCO.

"C'est dur mon boulot, je suis obligée de sourire aux côtés de Hayat Sindi alors que l'envie me démange de modifier sa mentalité et son attitude"

« C’est dur mon boulot, je suis obligée de sourire aux côtés de Hayat Sindi alors que l’envie me démange de modifier sa mentalité et son attitude »

Sans remonter à la politique d’assimilation forcée de ses premières années professionnelles, voilà donc la femme musulmane vue comme une mineure, à l’attitude et à la mentalité rétrogrades, et que l’UNESCO, dirigée par une Européenne de fraîche date (ça ferait un bon sujet d’agrégation d’histoire des idées politiques: depuis quand la Bulgarie fait-elle partie de l’Europe en tant que concept idéologique?), doit remonter pour qu’elle accède aux Lumières. Une femme musulmane arriérée et passive, attendant la bienfaisance et charité occidentales disséminées par l’UNESCO à moins que, comme en Afghanistan, on lui amène cette bienfaisance entre un drone, deux bombardements et trois patrouilles de l’OTAN.

Ca rappelle le bon vieux temps: l’Occident apportant les Lumières aux femmes musulmanes arriérées.

Sauf que:

L’éducation, mission souvent avancée pour légitimer le fait colonial ne semble avoir guère touché les filles et a même creusé les écarts entre filles et garçons. D’après l’UNESCO, en 1950 le pourcentage d’enfants scolarisés dans le primaire est de 10% dans les colonies françaises. En Algérie sur ces 10% seulement 1/3 sont des filles. En AOF, en 1908, on compte une fille pour 11 garçons scolarisés, en 1938 une fille pour 9 garçons, en 1954 une fille pour 5 garçons. Ces différences sont, en grande partie, du fait de l’administration coloniale qui a des réticences à ouvrir l’enseignement aux filles. (…)

On ne peut évoquer l’enseignement dans les colonies sans parler du rôle essentiel qu’ont joué très tôt les missionnaires dans ce domaine. Rebecca Rogers n’hésite pas à parler à leur propos « d’échec de la mission civilisatrice » car, dit-elle, si le discours se veut émancipateur en se proposant d’améliorer le statut des femmes grâce à l’instruction et au mariage monogame, il renforce en fait la domestication et la dépendance économiques des femmes (on retrouve fréquemment des anciennes élèves domestiques chez des Européennes !). (Dominique Santelli, « Femmes et colonisations », 2005)

A partir du début du XXe siècle, le statut des femmes « indigènes » devient  d’ailleurs un marqueur central de l’état de civilisation. L’administration coloniale s’engage alors à mettre en place un programme ambitieux visant à moderniser et à moraliser les femmes tout en les émancipant de « leurs hommes ». Cette politique a pour effet essentiel de placer les femmes « indigènes » dans une position paradoxale très inconfortable. (…)

A cela s’ajoute le fait que le féminisme colonial – qui a été globalement, pendant toute la période coloniale, anti-arabe et anti-musulman − a fait, lui aussi, de la question des femmes un des enjeux de la « mission civilisatrice » et de la politique assimilationniste de la France.

Les auteurs de l’époque, féministes ou pas, le confirment d’ailleurs très explicitement. Ainsi de Marie Bugéja qui écrit : « La conquête morale ne doit pas comprendre que la population masculine, la femme doit être d’autant plus comprise, dans cet essor, que c’est par elle, en tous pays, que le rapprochement s’opère complètement » à E.F. Gauthier qui note : « Nous sommes pleins de pitié pour les femmes musulmanes cloîtrées et tyrannisées, leur émancipation nous paraît un devoir d’humanité, une loi du progrès », le discours est homogène et repose sur deux idées forces.

La première est que la colonisation va porter secours aux femmes « indigènes » et les libérer du carcan patriarcal qui les opprime, tout en le transformant en « agents » de l’assimilation de l’ensemble de la société (notamment par le biais de l’éducation donnée aux enfants). La seconde est – en instrumentalisant et en manipulant une présentation pourtant souvent réaliste de la condition des femmes que les hommes maghrébins doivent intérioriser, parce qu’ils sont les oppresseurs – de créer chez eux un sentiment d’infériorité qui prend racine dans leur « arriération », tout en leur faisant intégrer une image négative d’eux-mêmes qui légitime la supériorité morale et civilisationnelle de la colonisation et l’abandon des valeurs arabo-musulmanes de leur société d’origine. (Christelle Taraud, « Genre, sexualité et colonisation: La colonisation française au Maghreb », 2013)

Et cette volonté d’émanciper des femmes musulmanes – passives et réduites à l’état de figures de rhétorique – n’est pas morte avec la colonisation:

L’Autre, et en l’occurrence la femme immigrée et/ou musulmane, est donc construite comme « différente ». Nous sommes face à un « elles » et « nous » symbolique, terreau du racisme mais surtout à un rapport de pouvoir qui placerait la femme « blanche » dans un rapport de domination avec les femmes « racisées » (Laetitia Dechaufour, 2007), il s’agit bien là d’un rapport de pouvoir entre les femmes ellesmêmes. La femme « arabe/immigrée » est instrumentalisée afin de conforter une
opposition entre un Occident moderne, éclairé contre un Orient barbare et obscurantiste.
Prenons à titre d’exemple les débats autour du foulard islamique qui ont agité la classe politique mais aussi les mouvements féministes en France et en Belgique : afin de lutter contre le symbole par excellence de l’oppression de la femme, en France, une loi a été votée, et en Belgique, le chef d’établissement peut l’interdire à travers le règlement d’Ordre Intérieur. Or ceux qui justement prétendent se battre pour l’émancipation des femmes, soutiennent et cautionnent une loi et un règlement qui justement renvoient ces écolières vers un espace domestique jugé oppressant par ces mêmes mouvements… Une certaine frange des mouvements féministe auraient dû privilégier la cause pour la libération et la lutte contre toutes les formes de domination et non pas le « symbole ».

Dans cette perspective, il convient de préciser que le « voilement » ou le « dévoilement » des femmes ne date pas d’aujourd’hui et a une histoire. À l’époque coloniale déjà, en Algérie, où ces dernières étaient prises en otage au cœur des luttes colonialistes et nationalistes : elles étaient les « gardiennes de la nation » aux yeux des colonisés comme des colonisateurs. Le droit de voiler ou de dévoiler est donc un droit et un privilège que s’arrogeaient les hommes dominants et dominés.
Aussi, tout comme il est essentiel de dénoncer le rapport de domination des hommes sur les femmes, il faut reconnaître qu’il existe un rapport de domination des femmes « blanches » sur les femmes « racisées » (L. Duchaufour). (Malika Hamidi, « Racisme, idéologie post – coloniale … Et les femmes dans tout cela?« , 2008)

J’oubliais: Irina Bokova est socialiste, tout comme Caroline Fourest  et Elisabeth Badinter (si j’en entends qui ricanent au fond…).

"Je me sens tellement émancipée, à couvrir mes cheveux par respect pour le Pape, rien à voir avec ces pauvres musulmanes"

« Je me sens tellement émancipée, à couvrir mes cheveux par respect pour le Pape, rien à voir avec ces pauvres musulmanes »

Ironiquement, le concurrent principal d’Irina Bokova au poste de SG de l’UNESCO était l’inénarrable et inamovible ministre de la culture égyptien Farouk Hosni, francophile, très proche de Suzanne Moubarak, largement réputé être homosexuel dans une société égyptienne peu compréhensive à cet égard, et surtout accusé d’antisémitisme, ce qui lui ôta toute chance de l’emporter face à Bokova. Il s’avère que Hosni avait des idées pas si éloignées que ça de Bokova sur le sujet, estimant que le voile (et non pas le niqab) était un signe d’arriération. C’était peut-être une condition requise pour postuler au poste finalement…

La Tunisie vue de France, ou l’obsession de l’islam

L’orientaliste français Maxime Rodinson avait écrit un livre intitulé « La fascination de l’islam« . Aujourd’hui, il faudrait parler de l’obsession de l’islam – combien d’articles ou de reportages sur le Maroc, la Tunisie ou l’Egypte dans les médias occidentaux sans qu’il soit mention d’islam, d’islamistes, d’alcool, de sharia ou de voile? Combien d’universitaires spécialisé dans l’étude de tel pays – l’Iran ou la Tunisie – sont-ils invités à s’exprimer sur un pays totalement différent – l’Egypte ou la Pakistan – sous prétexte qu’il soit également musulman? Je radote, mais on en vient à s’extasier lorsqu’on tombe sur un livre – tel par exemple « La force de l’obéissance » de Béatrice Hibou sur le contrôle de l’économie tunisienne par Benali – qui peut traiter en profondeur d’un pays musulman sans jamais évoquer les termes « fatwa », « ijtihad » et « sharia », ou sur des livres qui tel « Allah n’y est pour rien » d’Emmanuel Todd qui privilégient des réalités sociales au discours idéologique ou au brassage de poncifs. Rares sont les journalistes spécialisés dans la couverture des luttes sociales des pays musulmans, bien plus déterminantes pour expliquer la révolution en Tunisie ou en Egypte que le voile ou la burqa – je pense notamment au journaliste suédois Per Björklund, ayant couvert les grèves de Mehalla en Egypte en 2008, et expulsé en 2009 par le régime Moubarak, spécialisé dans la couverture du mouvement ouvrier égyptien.

Une récente étude de Sana Sbouaï publiée sur le légendaire site militant tunisien Nawaat, confirme, preuves à l’appui, ce biais: passant en revue la presse écrite quotidienne dite de qualité en France – soit Le Monde, Le Figaro et Libération – et sa couverture de la Tunisie post-Ben Ali, la conclusion n’étonne guère.

En réalisant une étude sémantique des articles publiés sur les sites internet des journaux Libération, Le Monde et Le Figaro entre le 23 octobre 2011 et le 10 avril 2012, on se rend compte que les journaux français ont du mal à sortir de leur grille de lecture et continuent à se focaliser sur la question de l’islamisme.

Le trio de tête des mots les plus utilisés dans les articles est : Ennahdha, Parti(s) et Islamistes. Ce résultat donne une idée des thématiques sur lesquelles les journalistes français se focalisent. Ainsi sur les 31 articles produits pendant cette période Libération a utilisé l’occurrence Ennahdha 157 fois, quasiment autant de fois que Le Monde, qui l’a utilisé 165, mais avec plus du double d’article publié : 72 articles sur la même période. Le Figaro lui a parlé 136 fois du parti Ennahdha sur les 56 articles produits. (Nawaat.org)

L’actualité tunisienne en est ainsi réduite à Ennahda, à la laïcité et aux salafistes – ce sont sans doute les domaines où le correspondant ou envoyé spécial français moyen, généralement non-arabophone, aura à faire le moins d’efforts pour boucler un article – n’est-ce pas Caroline Fourest? Le cas français est évidemment extrême (1) dans son obsession psychopathologique de tout ce qui touche à l’islam – c’est après tout un pays où la viande halal et les horaires réservées aux femmes dans les piscines publiques sont sérieusement considérés comme des questions politiques dignes d’une campagne présidentielle. On se rappellera, même si on n’apprécie guère l’intrusion de concepts psychologiques dans l’analyse des faits politiques, la formule d’Emmanuel Terray parlant du débat français de 2004 sur l’interdiction du voile à l’école publique d' »hystérie politique »  – le moins qu’on puisse dire c’est que l’étant du patient s’est nettement dégradé depuis.

(1) Mais pour être honnête, peu de pays occidentaux échappent à cette obsession – les Pays-Bas en sont un autre exemple éclatant.

Les Pakistanais, de grands enfants

Quand l’homme blanc écoute la complainte de l’indigène, y compris avec une certaine sympathie (« The Pakistanis Have a Point« ), c’est pour s’entendre confirmer ce dont il se doutait déjà:

As an American visitor in the power precincts of Pakistan, from the gated enclaves of Islamabad to the manicured lawns of the military garrison in Peshawar, from the luxury fortress of the Serena Hotel to the exclusive apartments of the parliamentary housing blocks, you can expect three time-honored traditions: black tea with milk, obsequious servants and a profound sense of grievance.

Talk to Pakistani politicians, scholars, generals, businessmen, spies and journalists — as I did in October — and before long, you are beyond the realm of politics and diplomacy and into the realm of hurt feelings. Words like “ditch” and “jilt” and “betray” recur. With Americans, they complain, it’s never a commitment, it’s always a transaction. This theme is played to the hilt, for effect, but it is also heartfelt.

The thing about us,” a Pakistani official told me, “is that we are half emotional and half irrational.”

CQFD – nul doute que si l’armée pakistanaise tuait 24 soldats étatsuniens lors d’un bombardement au Nouveau-Mexique le gouvernement étatsunien réagirait avec le rationalisme cartésien qu’on lui connaît.

Islam, le triste tropisme de Claude Lévi-Strauss

211-levistrauss

Claude Lévi-Strauss est mort à l’âge de cent ans. Cet ethnologue, figure éminente du structuralisme très en vogue il y a quelques décennies, est unanimement vu comme un des derniers « grands » penseurs français (on peut présumer que Foucault, Bourdieu et Derrida sont les plus récents à l’avoir précédé dans cette lignée). Il a, comme de coutume, été unanimement loué à sa mort.

Son livre le plus connu auprès des profanes fût sans doute « Tristes tropiques » (1955). La lecture de quelques pages confirme que la perfection n’est pas de ce monde:

C’était surtout l’Islam dont la présence me tourmentait (…). Déjà l’Islam me déconcertait par une attitude envers l’histoire contradictoire à la nôtre et contradictoire en elle-même: le souci de fonder une tradition s’accompagnait d’un appétit destructeur de toutes les traditions antérieures. (…)

Dans les Hindous, je contemplais notre exotique image, renvoyée par ces frères indo-européens évolués sous un autre climat, au contact de civilisations différentes, mais dont les tentations intimes sont tellement identiques aux nôtres qu’à certaines périodes, comme l’époque 19000, elles remontent chez nous aussi en surface.

Rien de semblable à Agra, où règnent d’autres ombres: celles de la Perse médiévale, de l’Arabie savante, sous une forme que beaucoup jugent conventionnelle. Pourtant, je défie tout visiteur ayant encore gardé un peu de fraîcheur d’âme de ne pas se sentir bouleversé en franchissant, en même temps que l’enceinte du Taj, les distances et les âges, accédant de plain-pied à l’univers des Mille et une Nuits (…).

Pourquoi l’art musulman s’effondre-t-il si complètement dès qu’il cesse d’être à son apogée? Il passe sans transition du palais au bazar. N’est-ce pas une conséquence de la répudiation des images? L’artiste, privé de tout contact avec le réel, perpétue une convention tellement exsangue qu’elle ne peut être rajeunie ni fécondée. Elle est soutenue par l’or, ou elle s’écroule. (…)

Si l’on excepte les forts, les musulmans n’ont construit dans l’Inde que des temples et des tombes. Mais les forts étaient des palais habités, tandis que les tombes et les temples sont des palais inoccupés. On éprouve, ici encore, la difficulté pour l’Islam de penser la solitude. Pour lui, la vie est d’abord communauté, et le mort s’installe toujours dans le cadre d’une communauté, dépourvue de participants. (…)

N’est-ce pas l’image de la civilisation musulmane qui associe les raffinements les plus rares – palais de pierres précieuses, fontaines d’eau de rose, mets recouverts de feuilles d’or, tabac à fumer mêlé de perles pilées – servant de couverture à la rusticité des moeurs et à la bigoterie qui imprègne la pensée morale et religieuse? 

Sur le plan esthétique, le puritanisme islamique, renonçant à abolir la sensualité, s’est contenté de la réduire à ses formes mineures: parfums, dentelles, broderies et jardins. Sur le plan moral, on se heurte à la même équivoque d’une tolérance affichée en dépit d’un prosélytisme dont le caractère compulsif est évident. En fait, le contact des non-musulmans les angoisse. Leur genre de vie provincial se perpétue sous la menace d’autres genres de vie, plus libres et plus souples que le leur, et qui risquent de l’altérer par la seule contiguïté.

Plutôt que de parler de tolérance, il vaudrait mieux dire que cette tolérance, dans la mesure où elle existe, est une perpétuelle victoire sur eux-mêmes. En la préconisant, le Prophète les a placés dans une situation de crise permanente, qui résulte de la contradiction entre la portée universelle de la révélation et de la pluralité des fois religieuses. Il y a là une situation paradoxale au sens « pavlovien », génératrice d’anxiété d’une part et de complaisance en soi-même de l’autre, puisqu’on se croit capable, grâce à l’Islam, de surmonter un pareil conflit. En vain d’ailleurs: comme le remarquait un jour devant moi un philosophe indien, les musulmans tirent vanité de ce qu’ils professent la valeur universelle de grand principes – liberté, égalité, tolérance – et ils révoquent le crédit à quoi ils prétendent en affirmant du même jet qu’ils sont les seuls à les pratiquer.

Un jour à Karachi, je me trouvais en compagnie de Sages musulmans, universitaires ou religieux. A les entendre la supériorité de leur système, j’étais frappé de constater avec quelle insistance ils revenaient à un seul argument: sa simplicité. (…) Tout l’Islam semble être, en effet, une méthode pour développer dans l’esprit des croyants des conflits insurmontables, quitte à les sauver par la suite en leur proposant des solutions d’une très grande (mais trop grande) simplicité. D’une main on les précipite, de l’autre on les retient au bord de l’abîme. Vous inquiétez-vous de la vertu de vos épouses ou de vos filles pendant que vous êtes en campagne? Rien de plus simple, voilez-les et cloîtrez-les. C’est ainsi qu’on en arrive au burkah moderne, semblable à un appareil orthopédique (…).

Chez les Musulmans, manger avec les doigts devient un système: nul ne saisit l’os de la viande pour en ronger la chair. De la seule main utilisable (la gauche étant impure, parce que réservée aux ablutions intimes) on pétrit, on arrache les lambeaux et quand on a soif, la main graisseuse empoigne le verre. En observant ces manières de table qui valent bien les autres, mais qui du point de vue occidental, semblent faire ostentation de sans-gêne, on se demande jusqu’à quel point la coutume, plutôt que vestige archaïque, ne résulte pas d’une réforme voulue par le Prophète – « ne faites pas comme les autres peuples, qui mangent avec un couteau » – inspiré par le même souci, inconscient sans doute, d’infantilisation systématique, d’imposition homosexuelle de la communauté par la promiscuité qui ressort des rituels de propreté après le repas, quand tout le monde se lave les mains, se gargarise, éructe et crache dans la même cuvette, mettant en commun, dans une indifférence terriblement autiste, la même peur de l’impureté associée au même exhibitionnisme. (…)

[S]i un corps de garde pouvait être religieux, l’Islam paraîtrait sa religion idéale: stricte observance du règlement (prières cinq fois par jour, chacune exigeant cinquante génuflexions [sic]); revues de détail et soins de propreté (les ablutions rituelles); promiscuité masculine dans la vie spirituelle comme dans l’accomplissement des fonctions religieuses; et pas de femmes.

Ces anxieux sont aussi des hommes d’action; pris entre des sentiments incompatibles, ils compensent l’infériorité qu’ils ressentent par des formes traditionnelles de sublimations qu’on associe depuis toujours à l’âme arabe: jalousie, fierté, héroïsme. Mais cette volonté d’être entre soi, cet esprit de clocher allié à un déracinement chronique (…) qui sont à l’origine de la formation du Pakistan (…). C’est un fait social actuel, et qui doit être interprété comme tel: drame de conscience collectif qui a contraint des millions d’individus à un choix irrévocable (…) pour rester entre musulmans, et parce que qu’ils ne se sentent à l’aise qu’entre musulmans.

Grande religion qui se fonde moins sur l’évidence d’une révélation que sur l’impuissance à nouer des liens au-dehors. En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien de dialogue, l’intolérance musulmane adopte une forme insconsciente chez ceux qui s’en rendent coupables; car s’ils ne cherchent pas toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c’est plus grave) incapables de supporter l’existence d’autrui comme autrui. Le seul moyen pour eux de se mettre à l’abri du doute et de l’humiliation consiste dans une « néantisation » d’autrui, considéré comme témoin d’une autre foi et d’une autre conduite. La fraternité islamique est la converse d’une exclusive contre les infidèles qui ne peut pas s’avouer, puisque, en se reconnaissant comme telle, elle équivaudrait à les reconnaître eux-mêmes comme existants.

(…) Ce malaise ressenti au voisinage de l’Islam, je n’en connais que trop les raisons: je retrouve en lui l’univers d’où je viens; l’Islam, c’est l’Occident de l’Orient. Plus précisément encore, il m’a fallu rencontrer l’Islam pour mesurer le péril qui menace aujourd’hui la pensée française. Je pardonne mal au premier de me présenter notre image, de m’obliger à constater combien la France est en train de devenir musulmane. (…) Si, pourtant, une France de quarante-cinq millions d’habitants s’ouvrait largement sur la base de l’égalité des droits, pour admettre vingt-cinq millions de citoyens musulmans, même en grande proportion illettrés, elle n’entreprendrait pas une démarche plus audacieuse que celle à quoi l’Amérique dut de ne pas rester une petite province du monde anglo-saxon. (…) [I]ls firent et gagnèrent un pari dont l’enjeu est aussi grave que celui que nous refusons de risquer.

Le pourrons-nous jamais? En s’ajoutant, deux forces régressives voient-elles leur direction s’inverser? (…) [I]ci, à Taxila, dans ces monastères bouddhistes que l’influence grecque a fait bourgeonner de statues, je suis confronté à cette chance fugitive qu’eut notre Ancien Monde de rester un; la scission n’est pas encore accomplie. Un autre destin est possible, celui, précisément, que l’Islam interdit en dressant sa barrière entre un Occident et un Orient qui, sans lui, n’auraient peut-être pas perdu leur attachement au sol commun où ils plongent leurs racines. (…)

[C]’est l’autre malheur de la conscience occidentale que le christianisme (…) soit apparu « avant la lettre » – trop tôt (…): terme moyen d’une série destinée par sa logique interne, par la géorgaphie et l’histoire, à se développer dorénavant dans le sens de l’Islam; puisque ce dernier – les musulmans triomphent sur ce point – représente la forme la plus évoluée de la pensée religieuse sans pour autant être la meilleure; je dirais même en étant pour cette raison la plus inquiétante des trois [bouddhisme, christianisme et islam]. (…)

Aujourd’hui, c’est par-dessus l’Islam que je contemple l’Inde; mais celle de Bouddha, avant Mahomet qui, pour moi européen et parce que européen, se dresse entre notre réflexion et des doctrines qui en sont les plus proches comme le rustique empêcheur d’une ronde où les mains prédestinées à se joindre, de l’Orient et de l’Occident ont été par lui désunies. Quelle erreur allais-je commettre, à la suite de ces musulmans qui se proclament chrétiens et occidentaux et placent à leur Orient la frontière entre les deux mondes! (…) L’évolution rationnelle est à l’inverse de celle de l’histoire: l’Islam a coupé en deux un monde plus civilisé. Ce qui lui paraît actuel relève d’une époque révolue, il vit dans un décalage millénaire. Il a su accomplir une oeuvre révolutionnaire; mais comme celle-ci s’appliquait à une fraction attardée de l’humanité, en ensemençant le réel il a stérilisé le virtuel: il a déterminé un progrès qui est l’envers d’un projet. (Tristes tropiques, Presses Pocket, Paris, 2007, pp. 475-490)

Mountadhar al Ziadi, ou la signification de la chaussure dans la culture arabe

Des milliers de gens l’ont déjà commenté, mais on ne s’en lasse pas, n’est-ce pas?

D’une autre perspective:

En tout cas, il m’a été impossible de ne pas penser à Angry Arab et sa longue série sur le rôle de la chaussure dans la culture arabe. Rappelez-vous son irritation – impossible de l’ire un article sur l’Irak ou la Palestine sans y lire que frapper quelqu’un avec sa chaussure est considéré comme une insulte dans la culture arabe:

To throw the shoe, or not to throw the shoe: a cultural dilemma. Don’t you love it when Western reporters explain to their readers differences between their culture and Arab culture? I don’t know about you, but I really love it. Here is from the New York Times: « During the argument, heated words were exchanged and shoes were thrown, a severe insult in the Arab world. » So throwing a shoe at somebody is a « severe insult in the Arab world » but not anywhere else? How exotic. Tell me more, o culture experts of the New York Times. So today, I wanted to test this theory. So I got out of my house with a bag of shoes: I started throwing them, shoe by shoe, at my neighbor, aiming at the face. My neighbor laughed, and could only say nice things to me as a good neighbor. He then explained: you see, o Arab neighbor, in our American culture, throwing a shoe at somebody is not an insult at all. In fact, it is taken as a sign of affection. I returned back to my house, having learned about American culture, what I knew not before. Thanks to you, New York Times (and your intelligent and culturally informed reporters).

C’est à se demander s’il n’a pas commandité le geste de Mountadhar al Ziadi (qui a une page sur Facebook). Comme l’a écrit Jews sans frontières:

But today was the day for which Angry Arab has been preparing himself for for at least three years. And finally, it happened!!!

L’essentialisme et son jumeau l’exotisme (le cliché sur la chaussure en est un) sont le refuge des partisans du moindre effort intellectuel: qu’un Arabe jette des chaussures au visage de quelqu’un et c’est un trait distinctif de la culture arabe (bizarrement, quand un Etatsunien lance des chaussures au visage de Richard Perle, c’est un acte individuel); qu’un Arabe jette des chaussures au visage de quelqu’un et c’est là une manifestation de mépris particulièrement insultante dans la culture arabe (comme le dit As’ad Abu Khalil, dans la culture étatsunienne c’est un signe d’affection – ne ricanez pas, une bloggeuse l’a pris au sérieux), contrairement aux autres cultures; qu’un Arabe jette des chaussures au visage de quelqu’un et c’est là le reflet de siècles d’autoritarisme, qui vient aux petits Arabes par le lait maternel.L’action individuelle d’un Arabe est toujours le reflet d’un culture, quasi-génétique et immuable, et non la résultante de circonstances personnelles, de facteurs sociaux, économiques ou politiques. Ca n’a rien de nouveau: déjà, sous la colonisation, la résistance d’un Moha ou Hamou était mise sur le compte de la xénophobie (!) (oui, le fait pour un Marocain de résister à l’occupation française de son pays était considéré comme xénophobe) ou du fanatisme, et pas sur le réflexe nationaliste bien naturel que de vouloir chasser un envahisseur armé.

Je me rappelle d’un cours de présentation en public, où le formateur, un Suédois, avait eu des contacts professionnels avec des pays du Golfe, qui disait que les Arabes ne levaient jamais la voix et parlaient tous doucement (sans doute son interlocuteur arabe d’alors était-il peu volubile -il représentait dès lors 200 millions d’Arabes car, n’est-ce pas, l’individu n’existe pas chez ces gens-là) -il n’a jamais pris la navette Casa-Rabat celui-là. Et un instructeur lors de mon service militaire qui disait que les musulmans n’avaient pas peur de la mort…

Pour en revenir à l’héros de l’année, les Etats-Unis tentent de retourner cette manifestation brute de rejet et d’hostilité, saluée comme telle dans tout le monde arabe, en en faisant un signe de liberté – la liberté résidant dans le fait que Mountadhar al Ziadi n’ait pas été décapité mais simplement présenté devant un juge irakien.  »Voilà la liberté » s’est ainsi exclamé le consul général étatsunien à Québec, rappelant le fameux « stuff happens » de Rumsfeld après les pillages massifs à Bagdad en 2005.

Au moins, il sera impossible de parler de l’invasion étatsunienne de l’Irak sans évoquer ce fait d’arme symbolique qui a fait autant pour illustrer la résistance irakienne que tous les IED – pour vous dire, même RSF demande la clémence pour Muntadhar al Zaidi, qui risque 7 ans de prison pour offense à chef d’Etat étranger…

Pornographie idéologique, ou la burqa, le couscous, le Conseil d’Etat et les beurettes rebelles

Islamic Erotica, de Makan Emadi

Islamic Erotica, de Makan Emadi


En surfant sans but précis, je suis tombé sur un ancien billet d’un blog français consacré à un arrêt du Conseil d’Etat français (juridiction française suprême en matière de contentieux administratif) du 27 juin 2008 validant le refus d’octroi de la naturalisation française à une candidate marocaine porteuse de la burqa. L’arrêt avait fait quelque bruit à l’époque, et même si j’ai en sainte horreur le contre-modèle français de laïcité, il ne m’avait pas choqué – pour diverses raisons, de fond et d’opportunité, je ne défends pas le droit de porter la burqa alors que je défends celui de porter le hijab. Je ne compte pas vraiment m’attarder sur cette question maintenant, et ceux que ça intéresse peuvent avec profit lire ce qu’en a écrit le juriste français Jules de Diner’s Room, sans que je fasse miennes ses réflexions.

Bref, en tombant sur le billet intitulé « le couscous oui, la charia non ! » j’ai commencé à lire – et j’en ai eu pour mon argent. Entre le couscous du titre et la « beurette rebelle » figurant sur la photo en fin de billet (cliquez dessus et vous ne pourrez que vous en prendre à vous même si vous surfez au bureau), on a la de quoi remplir un colloque d’études post-coloniales (1): l’acceptation de la figure du musulman ou plutôt de la musulmane se porte sur l’alimentaire et le sexuel, pas sur le religieux. C’est là le degré zéro de la tolérance – on suppose que même un Le Pen du temps où il était soudard de la République sous uniforme français à Alger ne crachait pas sur un couscous poulet ou sur une visite chez les prostituées indigènes.

La lecture du texte confirme la bonne pêche: islam expansionniste, anthropophagie (« Comme disait Bedos dans un vieux sketch : « si les immigrés étaient anthropophages, vous leur donneriez vos gosses à bouffer ? »« ), parallèle entre femme voilée et « un néo-fasciste italien tueur de communistes » et enfin un couplet bien connu de Saint-Just, qui vaut mieux que ça, « pas de liberté aux ennemis de la liberté« , et la photo dune voilée dénudée qui relaie un lien vers un site de « beurettes rebelles » dont je vous laisse imaginer la teneur. Un vrai défilé – ce que certains debitent sur toute une carrière publique, la bloggeuse en question le concentre en un seul billet, entre amalgames et instrumentalisation du féminisme (2).

Ce billet me semble exemplaire – pas seulement par la violence de la symbolique, entre plat de couscous et actrice pornographique arabo-musulmane, mais justement parce qu’il ne figure pas dans un blog consacré au Christ-Roi, à la défense de l’Occident ou à la réhabilitation du regretté maréchal Pétain. Non, ce blog ne verse pas dans l’islamophobie ni dans le racisme (du moins pour autant que j’en sache). Il s’inscrit dans une idéologie qui tend à dominer en France, manichéenne, essentialiste et profondément nationaliste (l’exemplarité du prétendu modèle d’intégration à la française, présumée surpasser tous les modèles concurrents, et surtout le modèle multiculturel d’inspiration anglo-saxonne), axée sur une opposition entre occident démocratique et libéral et monde musulman (pour les plus extrêmes, à la Robert Redeker, tenants de la guerre des civilisations) ou un islamisme à définition variable et extensive (pour les plus modérés, suivant en cela l’exemple de Bush, distinguant entre musulmans modérés – le roi Abdallah d’Arabie séoudite – et musulmans fanatiques – sayyed Hassan Nasrallah du Hezbollah).

La critique que l’on peut formuler contre cette école de pensée c’est pas tant quand elle constate des oppositions politiques et idéologiques, ou qu’elle s’oppose à l’islam ou à l’islamisme, mais dans une vision idéologique, globalisante, sans nuance, fondée sur un facteur explicatif unique et exclusif (l’islam): les émeutes de banlieue, les violences domestiques, le conflit israëlo-palestinien, la criminalité, les tournantes, la baisse du niveau scolaire – tout cela à une cause unique, l’islam (ou l’islamisme selon la sous-tendance à laquelle on adhère). Le parallèle avec l’anti-communisme de la John Birch Society ou d’un Jean-François Revel s’impose: pour ceux-là, Olof Palme et Pol Pot même combat, pour leurs successeurs Tariq Ramadan vaut bien Ayman al Zawahiri.

Dans le cas français, on peut greffer à ces reproches celui d’un indéniable inconscient colonial, par ailleurs pas si inconscient que ça en France. Et la réduction du musulman à la sharia, au couscous et aux fantasmes sexuels de l’homme blanc (3) est parfaitement exemplaire – en lisant la liste des liens on y retrouve un Robert Redeker ou le chroniqueur d’extrême-droite du Figaro Ivan Rioufol, et la liste des lectures contient bien évidemment l’inénarrable Pascal Bruckner et son lacrymal « Le sanglot de l’homme blanc« , la négrophobe négrologie (désolé, c’est son terme) de Stephen Smith, et l’oeuvre majeure de Samuel Huntington. Et tout cela est parfaitement mainstream.

Exemplaire, vous dis-je.

(1) Ca me fait furieusement rappeler un épisode de Fawlty Towers où un couple de psychiatres, venus pour un congrès professionnel loger à l’hôtel du déjanté Basil Fawlty, s’exclament « there’s enough material here for a whole conference« …

(2) Voir « Les mots sont importants… les images aussi, Réflexions féministes et anticolonialistes sur la couverture d’un magazine féministe québécois« , de Laetitia Dechaufour et Aurélie Lebrun:

Ainsi, il est pour le moins problématique d’ériger les talons hauts comme des symboles d’émancipation féministe. En effet, cet emploi simultané de la burka et des talons haut comme des contraires est largement contestable également parce que l’on décontextualise deux réalités oppressives et que l’on fait équivaloir burka et talons hauts. Cette simplification des conditions sociales, historiques et politiques de ces oppressions jusqu’à leur donner les mêmes significations, quand bien même le but serait de les dénoncer, contribue à la focalisation malsaine sur la burka des femmes afghanes, plutôt que sur l’interdiction qui pèse sur elles de s’instruire, de pratiquer un métier ou encore de se déplacer seule. Or, nous nous devons de remettre en cause ce féministe hégémonique qui simplifie la complexité des rapports de pouvoir, notamment ceux qui placent les femmes blanches dans un rapport de domination avec les femmes racisées. Dans cette perspective, ce que nous critiquons également de la couverture de La vie en rose, c’est l’instrumentalisation des femmes voilées à des fins soi-disant féministes.

Il faut savoir que cette obsession de dévoiler les femmes arabes, de les découvrir, ne date pas d’hier ; dans l’Algérie coloniale, les femmes voilées étaient vues tant par les colonisateurs français que par les colonisés algériens, comme les gardiennes de la nation, et à ce titre, leur voilement ou leur dévoilement devenait un enjeu au cœur des luttes colonialistes et nationalistes. Winifred Woodhull note que les colonisateurs français en Algérie identifiaient les femmes comme « des symboles vivants à la fois de la résistance de la colonie et sa vulnérabilité à la pénétration » [6]. Dans la même perspective, Marie-Blanche Tahon argumente que les hommes colonisés perçoivent le voile comme « l’emblème de la résistance politique du colonisé à l’emprise du colonisateur. Il est étendard politique – à usage masculin » [7]. Ainsi, le droit de voiler ou de dévoiler les femmes s’avère être un privilège que se disputent les hommes, qu’ils soient dominants ou dominés. Quelle sensation de toute puissance de pouvoir soulever ce voile et de s’approprier enfin ce corps qui est refusé aux colonisateurs – parce que les colonisés se le réservent… Quel plaisir de voler, en quelque sorte, l’objet que s’était approprié l’Autre dominé.

(3) Le célèbre touriste sexuel belge Philippe Servaty, qui photographia plusieurs jeunes femmes gadiries en pleins ébats, leur ayant promis mariage et visa Schengen, avait quelquefois pris soin de les affubler de hijab.

« Nous étions toujours dominés par l’image que l’Occident se fait de nous… »

Bien avant cette situation créée depuis le 11 septembre, nous étions toujours dominés par l’image que l’Occident se fait de nous et que nous adoptons. Nous sommes plus ou moins colonisés. Il y a une réappropriation de l’image que l’Occident renvoie de nous.

J’ai posé le problème de l’islamisme au Maroc. On est confronté à un défi du terrorisme. Le monde entier, y compris l’Islam lui-même. Face à cette menace, il y a la nécessité de se défendre. Mais si le problème n’est pas analysé et posé en termes politiques, le sécuritaire n’arrive pas à écarter le danger.

Précisément, ce qu’on a vu au Maroc, c’est que la gauche a repris la terminologie utilisée en France concernant les islamistes: les barbus, les barbares, les fanatiques. On a tenu le discours de l’autre. On n’a pas cherché à battre l’islamisme sur le terrain de la religion. La riposte ne peut venir que de l’intérieur de la religion. J’aimerais revenir plus longuement sur Edward Saïd, à l’occasion.

Edmond Amran El Maleh, in Marie Redonnet, « Entretiens avec Edmond Amran El Maleh« , Publications de la Fondation Edmond Amran El Maleh, Editions La Pensée sauvage, Grenoble, 2005, p. 181.

J’ai quelques petites réserves:

1- Tout comme l’Orient, l’Occident est un terme idéologique qui devrait être utilisé entre guillemets.

2- « La riposte ne peut venir que de l’intérieur de la religion » – la phrase devrait à mon sens s’arrêter après « de l’intérieur » – le reste est supreflu, me semble-t-il, tant le terrorisme – islamiste ou non – est la résultante de facteurs sociaux, politiques et – peut-être – culturels, et non pas religieux.

Pour le reste, Edmond Amran El Maleh, un écrivain tout de même d’une autre trempe que Tahar Benjelloun ou Fouad Laroui, me semble exprimer assez parfaitement la conséquence des rapports centre-périphérie particulièrement tangibles au Maroc auprès de ceux qui sont exposés à l’influence médiatique française, mais également présents dans tous les milieux socio-culturels de ce que l’on appelait, à une époque reculée, Tiers-Monde.

Il n’est que de consulter, à titre d’illustration, les résultats d’un récent sondage: 71% des Tanzaniens interrogés pour ce sondage estiment que la très hypothétique possession d’armes nucléaires par l’Iran constituerait une menace pour eux (p. 59), de même que 62% des Libanais interrogés pour ce sondage estiment que la puissance militaire de la Chine, présentée comme étant en hausse, serait une mauvaise chose pour le Liban (p. 132) – « on a tenu le discours de l’autre« …

Edward Said, كمان وكمان

Un intellectuel en action - Edward Saïd à la frontière libano-israëlienne

Je suis tombé sur Crooked Timber sur un post de la bloggeuse Kathy G déplorant – après avoir lu un billet chez le célèbre bloggeur étatsunien Matt Yglesias (qui d’ailleurs réagit au post de Kathy G) – que le torchon raciste de l’universitaire israëlien Raphaël Pataï, « The Arab mind« , soit encore sur les listes de lectures recommandées des militaires étatsuniens, et se demandant si le Moyen-Orient en général et l’Irak en particulier ne bénéficieraient pas si ce torchon était remplacé par « Orientalisme« , d’Edward Saïd. Ca tombait bien d’ailleurs, la journaliste et bloggeuse Helena Cobban venait d’écrire un post sur l’anthropologie et la guerre dans les Etats-Unis de 2008.

Pour une fois, les commentaires sont plus intéressants que le billet lui-même – qui n’ambitionnait certes que de rappeler que le racisme pernicieux sous couvert d’académisme universitaire est au service d’objectifs politiques et militaires et immédiats. La discussion bifurque vers la critique de la critique saïdienne de l’orientalisme, principalement basée, non pas sur le nonagénaire sénile Bernard Lewis, mais sur un récent ouvrage de Robert Irwin. La bloggeuse Feminist Review fait un compte-rendu qui semble assez mesuré de cet ouvrage, tout en signalant qu’il n’a rien d’original (de nombreux critiques avaient soulevé, et Saïd lui-même l’avait reconnu, que les orientalistes russes n’avaient pas été traités, et que des orientalistes allemands étaient bien moins hostiles à leur objet d’études), ajoutant qu’Irwin semble nier toute influence du colonialisme sur la production intellectuelle des orientalistes, et – dans une remarque assez vacharde mais juste – en regrettant que Robert Irwin n’a jugé bon de publier son ouvrage critique qu’à la mort d’Edward Saïd, alors qu' »Orientalisme » est paru depuis trois décennies (1)…

Une approche plus équilibrée avait été empruntée par Lawrence Rosen:

Said got much of the substance wrong, but his method—looking at discourse as an artifact of its writers’ contexts—was basically sound. Before his death in 2003 Said spoke of his attachment to “intransigence, difficulty, and unresolved contradiction.” If encounters with the Muslim world are to achieve a balance of insight and respect, it is precisely in embracing such orientations that we can hope to be moved to reconsider whether our assumptions are leading us to conclusions no one could possibly commend

Pour en revenir aux blogs, la chroniqueuse Megan McArdle a écrit quelques lignes paresseuses, assimilant abusivement la polémique relative à l’orientalisme à celle relative à la Palestine, mais partageant l’idée exprimée par Kathy G. Mal lui en a pris, car elle se prend une reprise de volée en pleine figure par le blog Fire Megan McArdle, tout entier dédié à son dénigrement…

Bon, moi qui comptait pour une fois me coucher avant une heure du matin, c’est raté: en sautant de blog en blog, je suis tombé sur cette conférence à Berkeley de Saïd, qui j’ai écoutée de bout en bout. Et je suis tombé sur l’élégie sur Saïd de Tariq Ali – qui contient cette perle de Saïd: « How can anyone accuse me of denouncing “dead white males”? Everyone knows I love Conrad » (2). Et je suis aussi tombé sur un extrait de sa nouvelle préface à la réédition d’orientalisme, écrite l’année de sa mort, après l’invasion illégale de l’Irak:

Every single empire in its official discourse has said that it is not like all the others, that its circumstances are special, that it has a mission to enlighten, civilize, bring order and democracy, and that it uses force only as a last resort. And, sadder still, there always is a chorus of willing intellectuals to say calming words about benign or altruistic empires.

Twenty-five years after my book’s publication Orientalism once again raises the question of whether modern imperialism ever ended, or whether it has continued in the Orient since Napoleon’s entry into Egypt two centuries ago. Arabs and Muslims have been told that victimology and dwelling on the depredations of empire is only a way of evading responsibility in the present. You have failed, you have gone wrong, says the modern Orientalist. This of course is also V.S. Naipaul’s contribution to literature, that the victims of empire wail on while their country goes to the dogs. But what a shallow calculation of the imperial intrusion that is, how little it wishes to face the long succession of years through which empire continues to work its way in the lives say of Palestinians or Congolese or Algerians or Iraqis. Think of the line that starts with Napoleon, continues with the rise of Oriental studies and the takeover of North Africa, and goes on in similar undertakings in Vietnam, in Egypt, in Palestine and, during the entire twentieth century in the struggle over oil and strategic control in the Gulf, in Iraq, Syria, Palestine, and Afghanistan. Then think of the rise of anti-colonial nationalism, through the short period of liberal independence, the era of military coups, of insurgency, civil war, religious fanaticism, irrational struggle and uncompromising brutality against the latest bunch of « natives. » Each of these phases and eras produces its own distorted knowledge of the other, each its own reductive images, its own disputatious polemics.

(1) On notera que la vindicte anti-Saïd, outre qu’elle est posthume, vise parfois des tiers: l’anthroplogue étatsunienne Nadia Abu El-Haj a ainsi subi une campagne de dénigrement visant à empêcher sa titularisation (comme avec Norman Finkelstein, victime en 2007 d’un procès en sorcellerie) pour crime de lèse-sionisme en général et de proximité intellectuelle avec Saïd en particulier.

(2) Pour ceux qui regardent trop la télévision, Conrad n’est pas un gagnant de la Star Ac mort du sida ou l’avant-centre irlandais de Tottenham de la saison 1957, mais l’écrivain polonais anglophone Joseph Conrad, auteur notamment de « Heart of Darkness ».

Il faut brider notre fascination des choses islamiques

Jacques Dutronc chantait qu’il laissait Poiret à Serrault, et on peut sans grande perte laisser Wafa Sultan à Benchemsi, mais je vous propose quelques lignes de « L’obscurantisme postmoderne et la question musulmane » d’Aziz al Azmeh, philosophe syrien ayant enseigné à Beyrouth, Exeter et Budapest. La thèse d’Al Azmeh est simple: adepte d’une vision matérialiste et profane de l’histoire, il rejette l’idée selon laquelle une différence essentielle (au sens premier du terme) et radicale différencie les sociétés majoritairement musulmanes des autres, principalement celles dites « occidentales » (rappelez-vous la boutade de Gandhi: « What do I think of Western civilisation? It would be a good idea« ) (1) – il l’exprime d’ailleurs dans un travail réalisé pour la Banque mondiale (!), dont on ne trouve malheureusement qu’un résumé en ligne, « Governance and Development in the Mashreq« :

« The basic premise of the paper is that the Middle East “ exceptionalism” does not hold from a political economy perspective. The author challenges the perceptions that the region is ‘special’ – for issues relating to Islam, or some ‘Oriental’ autocratic tradition of rule, which made governance and development outcomes different in the region as compared to the rest of the world. In this regard, the paper claims that there is no continuity between some monolithic Islam and the present contemporary Arab societies.

Aziz Al Azmeh est convaincu du caractère composite des sociétés arabes (rappelez-vous, au Maroc, de l’essai paru en 1970 des sociologues marocains Negib Bouderbala et Paul Pascon « Le droit et le fait dans la societe composite: essai d’introduction au sytème juridique marocain« ), et souligne le caractère inextricable des influences endogènes et exogènes:

« It is currently impossible to disentangle the three socio-cultural systems (Islamic, Patrimonial and Western) from one another, because: i) they were not originally mutually exclusive, ii) their interaction deeply alters the working and nature of the original systems, and iii) they have now crystallized into one coherent whole in which secularism is solidly entrenched, mostly through the legal system ».

Dans « L’obscurantisme postmoderne et la question musulmane« , Al Azmeh s’en prend, comme on pouvait s’y attendre, aux tenants de la guerre des civilisations que sont Samuel Huntington et Osama Ben Laden, et il critique durement au passage, et de manière inattendue pour le profane des sciences sociales que je suis, Ernest Gellner, anthropologue étatsunien qui a consacré – et été consacré par elles – plusieurs études sur le Maroc, dont la plus connue et « Saints of the Atlas« , et de manière beaucoup moins surprenante pour quiconque a lu « Orientalisme » d’Edward Saïd, à Ernest Renan, encore cité avec faveur en France par les tenants de l’orthodoxie républicaine. Il lie d’ailleurs sa critique de Gellner à une critique d’Ibn Khaldoun, un lien d’ailleurs déjà étudié ailleurs.

Il expose d’abord son credo:

« Par « question musulmane« , nous entendons tout un ensemble de problèmes qui concernent l’islamisme politique vers lequel les regards du monde entier convergent depuis le 11 septembre 2001, et plus précisément certains mouvements sociopolitiques en quête d’un absolu inaccessible, un pays de cocagne sous règne divin. La question musulmane traitée ici porte sur un aspect particulier de l’islamisme politique, comparable à l’anabaptisme et autres tendances protestantes radicales dans leur rapport au luthéranisme, ou encore au raskolniki russe dans son rapport à l’orthodoxie du XVIIIe siècle. Mais cet aspect est considéré très souvent comme une caractéristique, non pas uniquement de l’islamisme politique en général, mais de l’islam et des musulmans tout court. Il s’agit bien évidemment du processus habituel de fabrication de stéréotypes, dans lequel un fragment ethnographique est perçu comme un type ethnologique. Ce qui reviendrait à considérer tous les Allemands comme des skinheads ou de rustres Bavarois, chaque Hongrois comme un Attila mélancolique, et chaque Américain comme un cow-boy ou un noble Peau-Rouge. Pour saisir cette « question musulmane« , il faut commencer par la remettre sur ses pieds, contrairement à ce qui est fait présentement dans l’imagination collective. Et pour y parvenir, le mot « islam » doit être décomposé, et ce à quoi il se réfère reconsidéré » (op. cit., pp.9-10).

Il rejette ensuite le concept de « guerre des civilisations« :

« Débarassons nous d’abord rapidement de la plus courante des thèses relative à notre question. Il s’agit de la « guerre des civilisations », scénario à la Dr Folamour, notamment proposé comme pastiche spenglérien par le professeur Huntington et par son double, M. Ben Laden (les deux hommes sont empêtrés dans une fiévreuse démonisation mutuelle), et que le langage politique primitif du président Bush et de son électorat reprend et amplifie. La raison de notre rejet immédiat d’un tel scénario est bien simple: les civilisations ne se font pas la guerre. Ce sont les mouvements sociaux, les armées, les institutions qui la font. Les civilisations ne sont pas des sociétés, même si certaines formes sociétales, symboliquement étayées dans certains cas par un recours à des généalogies fictives, pourraient se prétendre des « civilisations ». Ces dernières sont des sytèmes hypersociaux, selon l’expression de Marcel Mauss. Elles ne sont pas des entités mais des représentations politiquement opératoires, parfois actives.

De toute façon, quel que soit le nombre des musulmans et des sous-cultures religieuses musulmanes, il n’y a plus à proprement parler de « civilisation musulmane ». Comme l’hellénisme ou la romanité, la « civilisation musulmane » n’est plus qu’un souvenir livresque, une présence spectrale, et cela én dépit de son impact sur l’imagination politique des parties concernées, favorables (toutes sortes de revivalistes confondus: nationalistes, populistes, etc…) ou défavorables. Nous nous proposons justement ici de décrire et éclaircir cet impact.

Il nous faut brider notre fascination des choses islamiques et des enjeux politiques qui leur sont associés. La fascination revient à tenir un objet pour une merveille. Or le spectacle des merveilles suspend le processus normal de l’entendement humain. (…) Il reste que l’histoire, ainsi que nos souvenirs récents, confirment que la visibilité imposante de l’islamisme politique et social est un phénomène nouveau qui date d’une petite trentaine d’années, quoi qu’en pensent ses militants, admirateurs et détracteurs confondus. La très humaine disposition à la vision à court terme rejoint les perspectives politiques du moment pour projeter une image partielle du présent comme s’il était l’essence de l’éternité, et poser l’islam comme le protoplasme transhistorique de tous les musulmans.

Toute une culture, voire une industrie de méconnaissance, a été mise en place encore plus fermement depuis le 11 septembre, tant par les défenseurs de l’islamisme que par ses ennemis en Occident. Les experts, comme les inexperts, oeuvrent ensemble pour trouver, au-delà de l’histoire multiple et de la condition présente des peuples musulmans, un islam homogène et atemporel, constitué comme une culture transgressant la société et l’histoire et dépositaire du « sens ». Il est posé que c’est cet islam atemporel qui conditionne les pensées et les actions de tous les musulmans, vrais ou supposés, en tout temps et en tout lieu – les preuves du contraire étant perçues comme des anomalies. Ces être surislamisés sont censés créer des économies islamiques différentes des autres, des sytèmes politiques islamiques aux principes irrationnels et bizarres, des formes de connaissance islamiques dont l’anachronisme séduit ou répugne, des sensibilités islamiques maladives, des coiffures et des vêtements islamiques, des lois islamiques claires univoques, barbares et aussi strictes que le Lévitique – bref, une culture totale et totalisante qui l’emporte sur la compléxité encombrante de l’économie, de la société et de l’histoire ». (op. cit., pp. 10-13)

Comme écrit précédemment, Al Azmeh s’en prend directement à Ernest Gellner:

« Finalement, le kitsch et le spectaculaire sont pris pour l’authentique et l’invariant. Procédure encouragée non seulement par les porte-parole de l’authenticité, mais aussi par divers informateurs locaux, dont certains professionnels qui exagèrent et dramatisent sans susciter la moindre réserve de la part des anthropologues, journalistes et autres experts. (…)

C’est pourquoi il est particulièrement troublant que Gellner, l’antirelativiste par excellence, dise qu’en islam tout est différent. Nous nous référons à lui en particulier parce qu’il a exprimé avec éloquence et limpidité, et sur un ton de plus en plus vulgarisant, ce que d’autres ont préféré énoncer avec prudence, et parce qu’il nous emmène, avec autorité et un poids idéologique considérable, au-delà du champ des Middle-Eastern Studies. Gellner se libère du fardeau de la preuve et, très manifestement, de la rigueur de son métier de sociologue, anthropologue et théoricien de l’histoire. Il se met à affirmer et à réaffirmer une interprétation globale de l’histoire de l’islam, et de l’histoire de nos jours, qu’il réduit à un modèle invariant. Le schématisme de ce dernier, qu’on suppose élaboré dans son observatoire rustique de l’Atlas, et qui est péremptoire à couper le souffle, ignore tout simplement les objections empiriques. En bref, sa célèbre théorie du « mouvement pendulaire » de l’islam postule deux formes de religiosité: une forme enthousiaste et rurale, et une, puritaine et urbaine, qui seraient en conflit permanent et alterneraient de façon cyclique, constituant ainsi fondamentalement l’histoire musulmane. Si fondamentalement, en effet, que la condition présente des musulmans ne peut être conçue autrement et ne peut qu’aboutir au triomphe du puritanisme urbain. A cette caractérisation d’une histoire réduite à la culture religieuse correspond la proposition selon laquelle, pour les musulmans, le modernisme n’est concevable que dans les termes de la version puritaine de la doctrine musulmane et de ses corollaires. (…)

Cette procédure manifeste une certaine volonté d’arbitraire conceptuel. En ce qui concerne les faits de l’histoire et de la société, elle pose les faits centraux comme anormaux, fait passer les phénomènes partiels ou locaux pour la norme et permet à l’indiscipline de s’épnouir au nom de l’exception. Il y une correlation objective entre cet arbitraire et les conditions historiques dans le monde hors de l’université. Car l’inintelligibilité intellectuelle suppose ici l’inintelligibilité publique, comme on le perçoit à travers un article publié par Gellner dans The New Republic. Ce dernier est introduit par l’énoncé suivant: « Les musulmans sont une nuisance. En fait, ils l’ont toujours été » (The New Republic, 5 décembre 1983, p. 22). On frémit à la pensée de ce qui serait arrivé à l’auteur (et à The New Republic) s’il avait prononcé un jugement pareil, sans son ironie habituelle, à propos des Afro-Américains, par exemple, ou des juifs. Mais ce qui est particulièrement frappant dans cet énoncé est que l’idée d’une exception islamique prélude à la réduction de tous les musulmans à une seule unité, des corsaires maghrébins, au large de la côte du Nouveau Monde au XVIIIe siècle, à Khomeini et l’Organisation des pays exportateurs de pétrole. Manifestement, la volonté de l’arbitraire va de pair avec l’engagement dans un combat qui n’est lié par aucune règle. Les sociétés, pays, territoires, histoires, tous, sont réduits à un aspect spécifique qui les rend identifiables dans une perspective de cconfrontation ou d’endiguement. Le rapport avec les thèses de Samuel Huntington, et leur anticipation, sont évidents: ils répètent tous deux les mêmes banalités.

Cette volonté de violence, qui n’est plus uniquement symbolique depuis le 11 septembre, correspond à une volonté d’indiscipline conceptuelle: réduire la complexité à la simplicité, ignorer la réalité, contredire à la fois l’histoire et l’ethnographie. Dans les études à caractère académique, cette volonté conduit précisément à ce par quoi nous avons commencé, à savoir la surislamisation des musulmans, qui les dote d’une disposition surhumaine à la piété perpétuelle et réduit leur histoire et vie présente à un mélodrame construit sur des motifs religieux ». (op.cit., pp. 46-49)

Mais il faut garder une distance critique vis-à-vis d’Al Azmeh: tout au long de son opus, il semble assimiler relativisme post-moderniste et essentialisme (que ce dernier soit islamiste ou islamophobe), ce qui ne semble pas correct, et j’aurais aimé qu’il garde la même distance critique implicite vis-à-vis de l’idéologie des Lumières, qu’on ne peut considérer aujourd’hui avec la même naïveté mystique qu’en 1789, comme si la théorie critique de l’école de Francfort, et sa dissection de la dialectique des Lumières, ou le foisonnant courant postmoderniste n’avaient jamais existé. Mais par sa force de conviction et de polémique contre la vision essentialiste du monde musulman qui est celle des islamistes, des islamophobes et des orientalistes, son livre est salutaire, et son oeuvre mériterait une plus grande diffusion – au Maroc notamment, et éventuellement au détriment de Wafa Sultan et autres informateurs indigènes.

Pour d’autres textes d’Al Azmeh, voir « Postmodern Obscurantism and ‘The Muslim Question’« , « Reconstituting Islam« , l’article « Islam in late Antique civilisation » et l’entretien en trois parties, ici, ici et ici, accordé à un site oppositionnel iranien. Il a également contribué au rapport « Arab Human Development Report 2003 » du PNUD.

(1) Je ne la prends pas à mon compte dans le sens où la « civilisation » occidentale n’en serait pas une en raison de l’histoire des pays occidentaux et des nombreux crimes qui la jalonnent, mais dans le sens d’une critique de la notion même de civilisation – la civilisation n’est pas un fait social ou historique à mon sens, mais une idéologie – à ce titre, elle peut bien évidemment, comme toutes les idéologies, avoir des effets concrets et réels en raison de son influence sur les comportements humains, mais elle ne constitue pas un fait social ou historique immuable, génétiquement constitué.