Comme l’a fait remarquer Abmoul, depuis l’alternance, les ministres de la Communication successifs – Nabil Benabdallah de 2002 à 2007 et Khalid Naciri depuis cette date – sont issus du PPS (1), ex-PLS, ex-Parti communiste marocain – un des rares partis communistes au monde à accepter la monarchie, déjà à l’époque de la patrie du socialisme – Ali Yata, son président de 1944 à 1997. Ce parti, créé en 1974 et descendant direct du Parti communiste du Maroc puis du Parti communiste marocain puis enfin du Parti de la libération et du socialisme (PLS), a connu, sous ses différents acronymes, une persécution certaine des pouvoirs en place, français ou marocain: interdit en 1952 par les autorités coloniales, il le fût à nouveau sous le gouvernement Abdallah Ibrahim en 1959 (interdiction prononcée sur la seule base d’un discours radiophonique du Roi Mohammed V) puis lors du début des années de plomb (en 1969).
La presse de ce parti ne fût pas en reste: dans la brochure « Presse démocratique au Maroc: bilan et difficultés » (Editions Al Bayane, Casablanca, 1982), Ali Yata, leader historique du parti sous ses différentes dénominations de 1944 à 1997 (date de sa mort accidentelle), recense ainsi El Watan (paru clandestinement en 1942, sous le régime de Vichy), Egalité (paru clandestinement en 1944), Espoir (interdit en même temps que le PCM en 1952, paru clandestinement de 1945 jusqu’en 1956), Hayet ech-Chaab (interdit de parution mais publié clandestinement de 1945 à 1956, les autorités coloniales ne voulant pas d’une publication communiste arabophone, puis saisi et interdit en 1959 sous le gouvernement Abdallah Ibrahim), Les Nouvelles Marocaines (interdit en 1951), La Nation (suspendue par le PCM pour « raisons politiques« ), Al Jamahir (interdit en 1959 sous le gouvernement d’Abdallah Ibrahim en même temps que fût prononcée la dissolution du PCM), Al Moukafih (interdit en 1960 puis autorisé en 1961, puis saisi et interdit en 1964 sous le gouvernement d’Ahmed Bahnini), Al Kifah al watani (paru en 1965 puis interdit en 1969) et enfin Al Bayane (saisi à de multiples reprises, dont trois fois en 1981, suspendu trois semaines en février 1981 et en juin 1981) – sans compter la censure, devenue « monnaie courante avec l’accentuation des luttes de classe, d’une façon illégale, notamment à partir de 1972 » (Ali Yata, op. cit., p.74).
Pour ceux qui découvriraient la scène politique marocaine, le PPS de 2009 a autant à voir avec le PPS de ces années de plomb que l’USFP d’Abdelouahed Radi avec l’USFP/UNFP des Mehdi Ben Barka, Omar Benjelloun ou Abderrahim Bouabid. C’est dire que plus rien aujourd’hui ne relie le PPS (ou l’USFP) persécuté des annnées de plomb à celui persécuteur de cet an de grâce 2009, sinon la trahison et le reniement, ultimes rappels de partis qui militèrent pour la démocratie.
Pour remuer le couteau dans la plaie, on peut citer ce qu’écrivait feu Ali Yata sur la saisie administrative de la presse dans cette brochure:
« En effet, le ministre de l’intérieur peut faire saisir un ou plusieurs numéros de n’importe quel journal, s’il considère que ce ou ces numéros portent atteinte à l’ordre public. Dans ce domaine, le ministre n’a donc à rendre de compte à personne, ni n’est contrôlé par quiconque. Il est libre d’apprécier à sa façon les articles publiés, de les interpréter comme bon lui semblera, de considérer qu’un article déterminé, un paragraphe de celui-ci, voire une simple phrase – quand il ne s’agit pas d’un seul mot! – sont de nature à troubler l’ordre public. (…) Il s’agit donc là d’un pouvoir discrétionnaire d’une portée dangereuse, porteur d’injustices potentielles et qui revêt le caractère d’une atteinte aux libertés d’opinion et d’expression. (…)
En conclusion, on doit donc dire que la presse libre et démocratique au Maroc rencontre des difficultés d’ordre politique, et ce en fonction de l’évolution générale de la situation politique. C’est pourquoi il convient de poursuivre le combat avec persévérance et fermeté jusqu’à ce que la liberté de publication et d’expression soit pleine et entière, qu’elle soit débarassée de ses entraves, comme le garantit la Constitution et le prévoit la loi » (op.cit., pp. 69-70, 78)
Le tournant ouvertement légaliste du PPS fût acté en 1975, lors du 1er congrès national du PPS, dans le programme du parti « La démocratie nationale, étape historique vers le socialisme« , qui déclarait notamment que « la reconnaissance pleine et entière du libre exercice des libertés par le peuple, afin de lui permettre d’exprimer ses aspirations et ses revendications, est une nécessité impérieuse » (PPS, « La démocratie nationale, étape historique vers le socialisme – Programme du Parti du progrès et du socialisme adopté par le Congrès national des 21, 22 et 23 février 1975 – Casablanca« , Imprimerie Al Maarif, Casablanca, sans date, p.220).
Mais le ver était déjà dans le fruit, dès cette époque: dans la grande tradition stalinienne, le rapport présenté lors de ce congrès national par Ali Yata (« Pour le triomphe de la révolution nationale démocratique et l’ouverture de la voie vers le socialisme« , Imprimerie Al Maarif, Casablanca, sans date), on pouvait lire les passages suivants:
« il en résulte un mécontentement, qui se signale d’abord dans les rangs de la classe ouvrière (…). Ce mécontentement (…) a également favorisé les tendances anarchistes et gauchistes dans les luttes politiques ont aggravé la situation, en affaiblissant les organisations politiques, en perturbant les liens des partis avec les masses populaires et en accroissant l’inquiétude générale et l’incompréhension. Ces tendances ont fait, objectivement, le jeu de l’ennemi impérialiste et néo-colonialiste, le jeu de la réaction » (op.cit., pp. 98-9)
Plus loin dans ce même rapport, on retrouve le passage suivant:
« Il convient d’aborder ici un problème un peu particulier, celui du gauchisme. (…) C’est une utopie dangereuse qui flatte démagogiquement certains éléments et tente de les entraîner à sous-estimer l’impérialisme et la réaction. En fait, le gauchisme n’a aucune audience auprès de la classe ouvrière et cela s’exprime aisément, car la classe ouvrière est en confrontation immédiate et quotidienne avec l’impérialisme et peut difficilement se laisser distraire. Mais vis-à-vis des éléments inexpérimentés de la frange de la jeunesse qui n’est pas directement confrontée avec l’impérialisme, ils ont pu acquérir quelqu’audience (…)
Le gauchisme a sa filiation étrangère bien connue: c’est une résurgence de l’anarchisme qui est remis en vogue depuis une vingtaine d ‘années, surtout en Europe occidentale et tout particulièrement en France (…). Le fait est d’importance en ce qui nous concerne, puisqu’une grande partie de nos étudiants vivent en France et qu’ils y sont encouragés à mêler à leurs justes revendications et luttes des propos fracassants et irresponsables, certains allant même jusqu’à se considérer comme des exilés, en exil doré bien sûr.
Le gauchisme n’est pas seulement une resucée de Proudhon ou de Bakounine et d’un éventail éclectique et mal digéré de différents auteurs révolutionnaires et même contemporains, il est aussi alimenté de façon beaucoup plus moderne par des penseurs politiques bourgeois, américains ou d’Europe occidentale, philosophes, économistes ou sociologues d’un pessimisme apocalyptique (…). De la même manière, l’anarchiste Bakounine prétendait, à propos des colonies, qu’il faut faire la révolution sociale avant la révolution nationale et condamnait le patriotisme.
Le gauchisme répond également à certaines particularités historiques du développement du Maroc et exprime à la fois l’impatience et l’impuissance de la petite bourgeoisie, sa crainte de la discipline et de l’ordre, ses difficultés culturelles, sa peur du peuple et sa paralysie face à l’impérialisme, en même temps qu’une volonté d’hégémonie. (…) Il convient cependant de faire une distinction entre, d’une part, les jeunes qui ont été entraînés par leur enthousiasme, par une énergie qui n’a pas trouvé d’autre exuoire, parce que leur inexpérience et leur ignorance ont été abusées, et, d’autre part, les responsables chevronnés, qui nuisent consciemment et délibérément à la cause progressiste pour des motifs inavouables. » (op.cit., pp. 140-2)
Ca vous rappelle quelque chose, vous aussi? Cette jonction rhétorique entre le stalinisme et le discours néo-makhzénien, à 34 années de distance, n’est peut-être pas si étonnante que ça, pour qui connaît le caractère conservateur, moraliste et xénophobe du stalinisme. Mais même le stalinisme, version beldie (la version soviétique originale était autrement plus barbare), avait l’avantage sur la rhétorique néo-makhzénienne d’une certaine décence, apparemment perdue en gravissant les marches du pouvoir:
« Nous sommes et demeurons contre la répression qui s’abat sur les gauchistes persécutés pour leurs idées, tant qu’il s’agit d’idées car si on n’a pas le droit de commettre des actes nuisibles et d’insutler, on peut se tromper et cela ne constitue pas un délit » (op.cit., p. 142)
Hat-tip: Karim pour l’icône.
(1) Pas tout à fait en fait: l’Istiqlalien Mohamed Larbi Messari fût ministre de la communication du gouvernement Youssoufi I (1998-2000), et l’USFP Mohammed Achaari fût titulaire de ce même poste dans le gouvernement Youssoufi II (2000-2002).
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