Enlever le voile

Après l’hystérie sur les femmes qui se mettent à porter le voile (les RG français, fondus depuis 2008 au sein de la DCRI, utilisaient très sérieusement ce critère pour identifier les quartiers dits chauds), certains relèvent un mouvement inverse de femmes qui l’enlèvent. Ca n’a rien de surprenant: outre que les gens changent au cours d’une vie, et que des croyants deviennent donc athées et inversement, cela vaut avec plus de force encore pour l’accoutrement – peu de gens s’habillent à 30 ans comme à 20 ans ou à 40 comme à 30. Les femmes voilées n’étant pas exemptées des lois de la pesanteur sociologique, rien ne s’oppose à ce qu’elles l’enlèvent – tout comme rien n’empêche d’autres femmes de troquer la mini-jupe contre le hijab. J’ai moi-même connu deux Egyptiennes ayant arrêté de porter le voile, pour des raisons diverses que je n’ai pas vraiment chercher à discuter, n’ayant guère l’habitude, de par mon éducation, de discuter les choix vestimentaires de mes interlocuteurs. En Suède, deux universitaires suédoises célèbres, Anne-Sofie Roald et Pernilla Ouis, converties et voilées, ont cessé de porter le voile (cf. « They removed the veil« ) et pris leurs distances avec l’Islam, se déclarant ouvertement contre le multiculturalisme. On connaît également l’inénarrable Mona El Tahawy, voilée avant de devenir une chroniqueuse orientalisante fréquentant Caroline Fourest.

Anne Sofie Roald voilée

Anne Sofie Roald voilée

Anne Sofie Roald dévoilée

Anne Sofie Roald dévoilée

Un article récent relève ce phénomène, en le présentant comme étant en augmentation. En fait, on n’en sait rien, en l’absence de statistiques sur le port du voile. Chacun a bien une impression sur le nombre de femmes voilées autour de lui, mais ça reste impressionniste et n’a rien de bien solide pour fonder des considérations qui se voudraient générales, à défaut d’être scientifiques. Chacun qui a posé le pied au Caire se rend bien compte qu’il y a une bien plus grande proportion de femmes voilées qu’à Casablanca ou Tunis, mais on ne dispose guère de chiffres sur l’évolution récente – on sait qu’un plus grand pourcentage de femmes porte le voile aujourd’hui qu’il y a 40 ans, mais au-delà on sait bien peu de choses sur les variations par catégorie sociale, niveau d’éducation ou statut marital, ni sur les variations à travers le temps – celles qui arrêtent de le porter ou qui se mettent de le porter. Quelque part, c’est une bonne chose: la comptabilité du voile a quelque chose d’à la fois obsessionnel et trop facile. Obsessionnel, car tant ceux qui dénoncent l’islam que ceux qui s’en réclament attachent une importance probablement démesurée à un choix vestimentaire. trop facile, car n’importe quel crétin se croit en mesure de pontifier sans fin sur l’islamisation dangereuse ou sur l’islam victorieux à partir du nombre de femmes se voilant. Ce n’est plus de l’observation sociologique à deux balles, mais un décompte des pertes ou victoires de l’ennemi en temps de guerre. Les détracteurs du voile en font des écervelées lancées à l’assaut de l’Occident et des Lumières comme des kamikazes japonais à Okinawa en 1945, tandis que certains Musulmans en font des anges à forme humaine, dépourvues de défauts ou de sexualité. Des Etats se mêlent de la partie (voir « Le vêtement féminin, lieu de pouvoir de l’Etat« ), l’Iran et l’Arabie séoudite imposant le port du voile même aux non-musulmanes, la France, la Belgique et l’Allemagne l’interdisant aux élèves et fonctionnaires musulmanes, partageant ainsi la même conception idéologique du choix vestimentaire de la femme ainsi qu’un paternalisme plus ou moins bienveillant, s’estimant en meilleure position qu’elle-même pour imposer ou interdire le port d’un couvre-chef. La barbe, la jellaba ou le kamis des hommes n’a pas fait l’objet des mêmes attentions…

L’article « More And More Egyptian Women Are Casting Aside Their Veils » est donc plausible, même s’il ne contient en fait aucune confirmation objective de son titre racoleur. Néanmoins, eu égard à la conjoncture politique en Egypte, avec le violent backlash contre les Frères musulmans au sein de la population, il est effectivement probable que des femmes portant le voile par conformisme social l’enlèvent par l’effet du nouveau conformisme social, hostile à l’islamisme ou du moins à celui incarné par les Frères musulmans:

Jehad Meshref avant...

Jehad Meshref avant…

....et Jehad Meshref après.

….et Jehad Meshref après.

Across Egypt, women are increasingly challenging the tradition of veiling their hair. For some, it means switching from the niqab — or a nearly full face covering — to a hijab, or veil that only covers the hair and usually most of the neck. For others, it means going bare-headed for the first time in their lives.

“It is a trend, there is a wave of my friends doing it now,” said Layla Khalil, a 26-year-old student in Alexandria, who switched her niqab for a hijab just this month. “It is about freedom to veil how you want without people judging you as a good or a bad Egyptian girl.”

The new trend comes four months after the Egyptian military ousted the elected government of Mohamed Morsi and the Muslim Brotherhood. (…)

“During the revolution women were very vocal and they were at the forefront. Suddenly they lost their rights, were not represented in the Muslim Brotherhood constitution and were being pressured to adopt, not just a physical hijab, but in many ways a social hijab, an economic hijab, an enforcement of traditional limitations on them in every way,” said Hibaaq Osman, founder of El Karama, an Egyptian organization for women’s rights in the Middle East and North Africa.

“My problem is not the hijab or niqab, it is the right of a woman to do whatever she wants. If she wants to do it she should, and if she doesn’t she shouldn’t be forced to,” said Hibaaq. “The bottom line is that it is a woman’s choice.”

For Meshref, it never was. “I starting wearing a hijab when I was 7 years old, the niqab from 14 to 20 and then switched back to the hijab until just two months ago,” she said, just a few days shy of her 24th birthday. “My family thought I was too liberal; they thought I talked to boys and was too outspoken.”

“My parents forced me to veil, and I was so angry at them for taking my freedom to choose away,” she said. Now she has new worries: “Suddenly I have to think about my hair all the time. I have to brush it, and tie and it and use products. It’s so much new to think about.”

The implications have been dire. Meshref was forced to leave home and no longer sees her father. She has to maintain two Facebook accounts — one for her family and childhood friends which shows her veiled, and the other for new, or “understanding,” friends, which shows her new life.

“For me, not wearing the veil, I feel like myself for the first time in my life. It should be every women’s right to make this decision for herself. And once every woman has that right, and the men respect her for it, then we will really be in a new Egypt ready for new revolutions and change,” she said.

Meshref said that over the past six months, she had met over a dozen other women who have recently removed their veils. Of the more than dozen women contacted by BuzzFeed for this story, each spoke of “countless” friends who removed the hijab or niqab in recent months. (Buzzfeed, 7/11/2013)

Encore plus loin dans le changement, un quotidien égyptien a interviewé une ancienne salafiste devenue athéée – « Salafi woman turned atheist recounts her journey« :

Off Egypt’s North Coast, I spoke to Noha Mahmoud Salem, a physician who made this bold transition from a religious lifestyle to skepticism in the existence of God.
Having worn a veil since the age of 15, and later donning a niqab, she decided to take it off nine years ago and release herself from what she says are the confines of her religion, which she now considers a mere myth.
Coming out as an atheist did not make her very popular. Going public with her beliefs cost her a marriage that had lasted for 29 years, as her husband adhered to strict verses from the Koran forbidding men from marrying atheist women.
Noha was also alienated from all her friends and family. Her mother, who was against her wearing a veil at the age of 15, was also against her taking it off, telling her to leave home because she no longer prayed or fast. Noha now lives in a compound on the beach. (Egypt Independent, 4/11/2013)

Goûtez l’ironie: la mère de Noha était opposée au port du voile de sa fille de 15 ans, et s’opposa ensuite à ce qu’elle l’enlève à l’âge adulte…

Espérons que c’est le début d’une période où nous nous intéresserons – musulmans et non-musulmans – moins à ce que les femmes portent sur leur tête et plus à ce qu’elles pensent, disent, veulent et font…

Ce que Marat peut nous apprendre sur la militance en 2013

La lecture des révolutionnaires français a l’avantage sur celle des révolutionnaires d’autres époques d’être plus agréable, dûe au style de la langue de l’époque, qui n’a probablement jamais été dépassé depuis. La biographie des intéressés y contribue aussi – on peut ainsi parcourir avec effarement les Oeuvres complètes de Saint-Just en collection Folio, et se rendre compte qu’elles font environ 1.300 pages, et que Saint-Just fut conventionnel et membre du Comité de salut public avant de mourir guillotiné avec Robespierre le 10 thermidor de l’an II à l’âge de… 27 ans.

L’actualité de leurs écrits ne cesse de frapper le lecteur, comme ce passage de Jean-Paul Marat, l’ami du peuple (nom de son journal, publié quasi-quotidiennement jusqu’à son assassinat par la royaliste Charlotte Corday, et que l’on trouve intégralement sur l’extraordinaire site de la Bibliothèque nationale de France, Gallica)

O mes concitoyens, hommes frivoles et insouciants, qui n’avez de suite ni dans vos idées, ni dans vos actions, qui n’agissez que par boutades, que pour chasser un jour avec intrépidité les ennemis de la patrie, et qui le lendemain vous abandonnerez aveuglément à leur foi, je vous tiendrai en haleine, et, en dépit de votre légèreté, vous serez heureux, ou je ne serai plus. (L’Ami du Peuple, n° 28 du 8/10/1789)

Comment ne pas se sentir personnellement visé, ni sentir les ravages de la facilité d’utilisation des réseaux sociaux, qui pour beaucoup remplace le travail politique réel? Et comment ne pas penser à l’Egypte, qui célèbre l’armée le 3 juillet 2013 après l’avoir chassée (enfin, presque) du pouvoir en juin 2012?

On ne lit pas assez les classiques.

Entre médias (et lecteurs), la conjuration des imbéciles

Les théories du complot au sujet des révolutions arabes me fascinent: alors qu’il y a suffisamment de complots réels – par exemple le coup d’Etat égyptien du 3 juillet ou les assassinats politiques en Tunisie (on apprenait il y a quelques jours que la CIA avait alerté ses collègues tunisiens des menaces pesant contre Mohamed Brahimi, sans réaction aucune du ministère nahdaoui de l’intérieur – on s’échine à en inventer de toutes pièces. L’Egypte par exemple, et plus particulièrement la chute de Moubarak: confondant opportunisme et complot, d’aucuns avancent que ceux qui ont tiré profit des ou réagi aux circonstances – l’armée égyptienne, les Frères musulmans, les Etats-Unis, le Qatar, la Turquie, le Mossad, l’Iran, faites votre choix – ont en fait dirigé le théatre de marionnettes de derrière les coulisses. L’absence de preuves est considérée comme une preuve accablante: ça prouve que le complot était drôlement bien exécuté!

De retour dans le monde réel, les acteurs principaux en tombaient plutôt de leur chaise lorsque les événements prirent la tournure bien connue, avec la chute de Moubarak le 11 février:

The changing lifestyle, the changing faces, the changing topics; that’s not really strange for me. It’s actually sometimes enjoyable. This is how we lived and in 2011 no one was really ready for it. It was shocking for everyone, you know, even the people who were planning it. You talk to the Revolutionary Youth Council, and they tell you they thought it was going to be a minor protest, security would crack down on them, and they’d take everyone and make an example of them but then everyone was stunned by what happened. (Mohannad Sabry, journaliste égyptien interviewé par Cairo Scene)

Et d’ailleurs, pour rester avec le même journaliste – la focalisation excessive sur les questions sécuritaires ou plutôt les images violentes – les médias ont couvert toutes les émeutes au Caire depuis 2011, mais combien ont couvert les conflits sociaux et les grèves?

I think it’s a general mistake we make in Egypt and all over the Arab world that we tend to look at issues and subjects through a very short and tight security lens. We only deploy in a situation where the police and the protestors are confronting each other, or we only cover somewhere the military has taken action, which is really fucked up, because there is a lot beyond the security crisis. What we tend to ignore all the time are the socioeconomic aspects which are a reflection of the security crackdown in that community. If you start looking from a journalist’s position, you start looking at things from a different point of view which is the social point of view or the socioeconomic point of view; you’ll get more stories earlier than a lot of people because my understanding is if we had not shed the light on the Suez crisis that was happening in July 2011, it would have evolved into something bigger, and then the media would’ve jumped in to cover the clashes or the massive protests. So I guess it’s not a matter of having an eye for those things, but it’s more about getting out of the box and not analysing things through the really simple conventional way. I mean, security is not everything after all.

Et ça vaut également pour la couverture des événements au Sinaï:

So, how is it that Sinai became your area of expertise?

In 2008 I went to Sinai on a personal trip, and I’m still in love with it. I speak the Bedouin dialect pretty fluently, and I understand a lot of a dialects that normal people wouldn’t, so I always had a connection with the Sinai Bedouins. I was going there to start working with an Egyptologist friend of mine on a smart, cultural guide to Sinai but that got put off.

What’s life like there?

To me, it’s beautiful. Sometimes I feel it’s safer than Cairo. In Cairo, you’re facing protests and you hear about your colleagues getting beaten up. All that doesn’t exist in the villages of Sinai but that’s a personal feeling that has nothing to do with what we’re discussing. The villages in North and South Sinai are the source of the issue because those are villages that don’t have proper water in a country that has the Nile. They don’t have electricity and are forced to steal wires from street lights or whatever. Those villages are basically microcosms of the Sinai crisis.

How do you approach talking to Bedouins as a journalist?

The Bedouin community is a very conservative community. Not conservative as in religious, but very conservative at every other level. You’re talking about Bedouins that live on a border. I’ve covered the borders with Libya, and the border with Gaza and Israel and those cross-border citizens are always extremely conservative and extremely protective due to the nature of their community. When you go there you have to respect the culture, don’t expect to see someone on the street and not say “el salamu allaikum.” Don’t expect to walk into any house thinking you’re walking into a coffee shop in Cairo, and always make sure that people know you because when you drive into a village, no matter how disguised you are, they will always know you are an outsider, and an outsider always means one of two things: you’re either a welcome guest or a trespasser. That’s not to mention that this community has been suffering marginalisation for the last 30 years. When the war with Israel was finally done, we signed the peace treaty and everything was nice but the Bedouins who fought for Egypt were discriminated against from the government and the people. The fact that you’re a civilian doesn’t make you any less guilty than the government. So you come from the culture they suffered from for over 30 years, and you’ve got to take this all into consideration and you give them their time to trust you.

(…)

So how do you approach the violence and crime when you report?

You just have the community talk to you. You don’t have to meet the criminals. Also, what we view as a crime is not always viewed as a crime by everyone. Look at the tunnels, for example, which everyone views as the biggest mess of Sinai. If you go back to 2011, I waited for something like five months to finally get to a tunneller to talk, because I didn’t want to go to someone who would want money for their time or someone who would tell me what would please me. I wanted someone who would want to talk to the media and that was it. For them, it was about making a living, and the guys were very clear about it. They said if we had a job like yours, if we had security like you, we would give up risking our lives 30 or 40 times a day. Unfortunately, two of the cousins of the guy I interviewed were injured, and one of them died in a tunnel.

What, in your personal opinion, would solve Sinai’s long standing issues?

Let’s take a very simple example, the tunnels, which are a major thing; I’m not undermining the threat of the tunnels, or the intensity of the issue itself. But, let’s look at how the Egyptian administration deals with it and what the general public want done. Everyone is saying shut down the tunnels, simple. OK, do you think that if you shut down the tunnels that’s going to deal with the issue? No, because the tunnels are essential for two communities. One is living off of them, and one eats from them. The government, for decades, has been cracking down on tunnels, blowing them up, flooding them with water or letting them go, and has never tried to resolve the issue that forced people to get involved in the tunnel business in the first place. It’s the fact that they are marginalised and have no other job. They have one of the most fertile lands in the country but they don’t have water to plant with, they don’t have electricity to run the generators on their farms, and they keep demanding this from the government, and the government keeps turning a blind eye on their legitimate demands. Not only this, but the whole country has an idea that Sinai is just an empty piece of land with a bunch of bandits running around. No it’s not, it’s a part of the country that has a massive community in one of the most critical regions in Egypt, and is totally marginalised, even at a security level. I mean, if you want to secure a border, make the people living there happy, don’t force them to break the law.

Mais il est évidemment plus facile de parler de complots fantasmagoriques d’apporter des informations directes de zones de conflit ou de couvrir et analyser, à partir de situations concrètes, la situation sociale de catégories sociales dont les médias – et, soyons francs les lecteurs aussi – s’en moquent.

L’aide militaire étatsunienne au Maghreb

Un article intéressant sur PBS.org sur les montants d’aide militaire versés par les Etats-Unis en 2010 et depuis 1946 mérite quelques commentaires. Si Israël est numéro 1 sur toute la période, l’Afghanistan reçevait plus en 2010, tandis que l’Egypte se trouve à la 3e place dans les deux cas – même si l’aide militaire étatsunienne n’atteint jamais le compte du ministère de la défense à la banque centrale égyptienne:

« The $1.3 billion that goes to the Egyptian army doesn’t really go to the Egyptian army. It goes to an account that stays in the U.S. for the Egyptian army to buy U.S. hardware, » said Farouk El-Baz, an Egypt-born scientist and administrator at Boston University who was an adviser to the late President Anwar Sadat.

Egypt is « totally dependent on U.S.-made military hardware, » El-Baz said, and has been since 1979, when what amounts to a U.S. monopoly on arms sales to Egypt was written into the Camp David Accords. Prior to that agreement establishing peace with Israel, Egypt’s military had been a Soviet client.

« The aid is recycled within the U.S., » said Mohammed Akacem, a professor of economics at the Metropolitan State University of Denver. Taxpayers give the money to the IRS, which disburses it to the Pentagon, which spends it with U.S. defense contractors.

The Egyptians then take the arms, which over the years have included the F-16 air-to-air combat fighter from Lockheed Martin and the M1A1 Abrams tank from General Dynamics.

« It’s what we used to call ‘tied aid’ back in the ’70s and ’80s, » said Akacem, referring to an aid agreement that stipulates that the recipient country must spend its aid money within the donating country.

Les montants versés à l’Egypte sont faramineux sur la période – plus de 57 milliards d’USD, même si ce montant pâlit par rapport aux 123 milliards d’USD versés à Israël.

Le cas de la Turquie est intéressant: si ce pays est 4e sur la période 1946-2010, avec 40 milliards d’USD soit 6,11% du total de l’aide militaire à l’étranger, il ne reçevait que 5 millions d’USD en 2010, soit 0,04% seulement de l’aide militaire US à l’étranger cette année-là.

On retrouve d’autres surprises – le Soudan reçevait ainsi près de 127 millions d’USD en 2010 – mais c’était avant la sécession du Sud-Soudan, effective en 2011, et on peut peut-être présumer que l’aide militaire allait aux forces du SPLA constituant l’ossature de l’armée du Sud-Soudan plutôt que l’armée du nord, dirigée par le président Omar Bachir, dont les Etats-Unis ont obtenu qu’il soit inculpé par la Cour pénale internationale, sur saisine – en 2005 – du Conseil de sécurité. Le Venezuela reçoit quant à lui 329.000 USD et la Chine 190.000 USD – dans ces deux cas, on peut présumer qu’il s’agit de la formation d’officiers de ces pays aux Etats-Unis ou des activités assimilées. Le montant que ne parviens absolument pas à comprendre ce sont les 127 millions d’USD pour la Russie en 2010 – si quelqu’un a des explications à ce sujet, je suis preneur…

Voyons de plus près les montants pour le Maghreb, d’abord en 2010 puis sur la période 1946-2010:

2010:

1- Tunisie $20,313,000

2- Maroc $12,322,247

3- Algérie $1,015,000

4- Libye $469,000

5- Mauritanie $407,000

1946-2010:

1- Maroc $2,334,870,797

2- Tunisie $1,776,127,354

3- Libye $99,662,397

4- Algérie $10,459,519

5- Mauritanie $4,453,616

Quelques remarques:

  • Globalement, le Maghreb est une région peu importante dans le cadre de l’aide militaire US – au total, les 5 Etats du Maghreb ont reçu ensemble 0,67% de l’aide militaire globale des Etats-Unis de 1946 à 2010 – et cette importance est en chute libre, puisque ces 5 Etats ne totalisaient que 0,22% du total de l’aide militaire US en 2010. L’Egypte reçoit en trois ans ce que le Maghreb a reçu de 1946 à 2010. Ca choquera quelques Marocains et peut-être surtout quelques Algériens, mais le Maghreb n’est pas, militairement et stratégiquement parlant, au coeur de la vision US sur le monde qui les entoure – encore que l’évolution de la Libye pourrait changer la donne, même si l’aide militaire à strictement parler ne semble pas d’actualité pour cet Etat pétrolier.
  • Si le Maroc est le premier bénéficiaire de l’aide militaire US en valeur absolue, la Tunisie est bien évidemment la première par habitant, sa populationétant un tiers de celle du Maroc;
  • Maroc et Tunisie, tous deux au régime conservateur sur le plan politique, libéral en matière économique et pro-occidental (depuis 1961 pour le Maroc) se partagent 97% du total de l’aide militaire US sur la période;
  • La Libye et l’Algérie ont reçu très peu – pas seulement en raison de leur régime politique et des choix diplomatiques qui en ont découlé, mais aussi surtout en raison de leur caractère d’Etats rentiers, avec de très fortes entrées de devises en raison d’exportations d’hydrocarbures. Ceci n’empêche pas des liens sécuritaires très bons entre l’Algérie et les USA;
  • La Mauritanie paie bien évidemment des choix politiques malheureux vu de Washington – l’alignement sur l’Irak en 1991, et sans doute aussi une très faible capacité d’absorption de ses forces armées, de très loin le splus faibles des cinq Etats maghrébins;
  • Ces chiffres devraient être complétés par les statistiques de ventes d’armes sur la même période pour donner une image complète des liens militaires avec les Etats-Unis – mais ça ne bouleverserait pas véritablement le classement, car la Tunisie et surtout le Maroc s’équipent auprès des Etats-Unis mais également auprès d’autres pays de l’OTAN – surtout la France et l’Espagne pour le Maroc.On constate, à lire les statistiques de SIPRI sur la période 1950-2012, que l’Algérie a acheté 20 de ses 24 milliards USD d’armes auprès de l’URSS/Russie; pour la Tunisie, sur 1,9 milliards d’USD d’achats d’équipements militaires sur la même période, 768 millions d’USD sont achetés aux USA, 482 millions à la France, 217 à l’Allemagne et 134 à l’Italie – les pays OTAN ou UE représentent 96% des achats d’armement tunisiens; la Mauritanie, qui n’a dépensé que 323 millions d’USD sur cette période, en a acheté environ un tiers hors UE/OTAN, mais son premier fournisseur est la France, son deuxième l’Espagne et son troisième la Chine. Pour la Libye, les compteurs explosent: 31 milliards d’USD d’achats d’équipement militaire, avec la part du lion détenue par l’URSS/Russie, avec 23,5 milliards, et une honorable deuxième place pour la France (3,3 milliards) et une troisième place à l’Italie (1,4 milliards), des chiffres probablement en voie de changer avec le changement de régime. pour le Maroc, qui n’a pas la rente hydrocarbures de la Libye ou de l’Algérie, le montant n’est « que » de 9,5 milliards, dont 90% achetés auprès de fournisseurs OTAN ou UE, la France (3,4 milliards) et les Etats-Unis (3,3 milliards) étant au coude à coude, loin devant les Pays-Bas (508 millions) et l’espagne (500 millions). On notera les faibles montants, pour ces cinq pays, des ventes britanniques et allemandes.
  • Plus intéressant encore pour la pérennité des liens militaires, la formation des militaires est probablement l’élément le plus efficace pou nouer des liens personnels et politiques entre armées étrangères (d’où l’active politique marocaine de formation de militaires de pays francophones d’Afrique de l’Ouest, notamment à l’Académie royale militaire de Dar Beida à Meknès). On sait le rôle politique fondamental dans le régime politique algérien de l’armée, des anciens officiers de l’armée française ayant rejoint le FLN (assez tard pour certains…) – les DAF, alors que la majeure partie des officiers des générations ultérieures aura été formée en Egypte ou en URSS. Si les autres armées maghrébines ne semblent pas traversées par des rivalités aussi prononcées, difficile de se pronconcer là-dessus en l’absence de données chiffrées et crédibles;
  • Enfin, les liens avec l’OTAN – si on sait que le Maroc est le seul des 5 pays maghrébins à être officiellement un « major non-NATO ally » aux yeux du gouvernement étatsunien, l’OTAn a lancé en 1994 le Dialogue méditerranéen, qui vise – selon son document de base – à nouer des relations de coopération militaire et politique avec les pays méditeranéens. Quatre des cinq pays maghrébins en font partie, à l’exception de la Libye, invitée à participer en 2012 cependant. De nombreux exercices et manoeuvres communs ont ainsi été menées entre armées de l’OTAN et armées maghrébines, surtout le Maroc mais également l’Algérie.

Désilusion (contre-)révolutionnaire en Tunisie et en Egypte

Si les sondages d’opinion existaient en 1793 en France, en 1921 en URSS ou en 1980 en Iran, sans doute aurait-on des chiffres aussi bas, ou plus bas encore:

  • 32% des personnes interrogées par Gallup en Tunisie en confiance dans le gouvernement (contre 44% à la veille des élections à l’assemblée constituante de 2011 et 56% au début de 2012 – on notera avec amusement que sous BenAli, 90% des personnes interrogées avaient le bon goût de répondre positivement à cette question…);
  • 29% des personnes intérrogées – toujours par Gallup – en Egypte étaient satisfaites du gouvernement nommé par le président Morsi, et ce avant le coup d’Etat (il serait par ailleurs intéressant de voir si Gallup sera autorisé à poser des questions sur l’opinion des sondés sur la légalité/légitimité du coup d’Etat…)

Le mécontentement dans les deux pays est donc similaire, même si en soi les chiffres ne sont pas dramatiques – les chiffres de popularité de François Hollande en France ou Mariano Rajoy en Espagne ne sont guère plus reluisants. Ce qui aurait été intéressant de mesurer, mais Gallup ne semble pas l’avoir fait, c’est l’intensité de la satisfaction et de l’insatisfaction, notée par exemple de 0 à 10. Il est probable que la polarisation ressortirait avec force pour les deux pays et sans doute plus dans le cas de l’Egypte, qui est politiquement dans un climat de guerre civile à défaut de l’être du point de vue sécuritaire, du moins à ce stade (exception bien évidemment faite du Sinaï, en état insurrectionnel depuis la révolution du 25 janvier 2011).

Dans les deux cas, ce sont les conditions socio-économiques déteriorées depuis la chute des dictatures qui motivent le mécontentement. Même si les sondages ne contenaient pas d’autres motifs de mécontentement que celui-là (quoique le sonage en Egypte incluait une question sur la la liberté de la presse, que 57% contre 33% estimaient améliorée), on peut sans doute présumer que la criminalité et la violence (politique ou non) constituent l’autre motif d’insatisfaction. Et, dans les deux cas, on peut aussi présumer que l’opposition souvent factice islamistes/non-islamistes (les termes de laïcs, progressistes, démocrates ou libéraux ne conviennent pas car ne décrivent pas adéquatement les groupes politiques en question) est plus un prétexte servant à justifier le retour à l’ordre ancien qu’un réel enjeu substantiel sur telle ou telle question juridique ou institutionnelle sur la place de la religion dans la société.

Le mécontement économique est massif en tout cas, dans les deux pays:

  • 14% des Egyptiens estiment que leur situation générale en cet été 2013 est meilleure que sous Moubarak, contre 80% d’un avis contraire – ce qui signifie qu’au moins la moitié des supporters de la présidence Morsi estiment être dans une situation pire qu’avant… Et s’agissant de l’emploi, ils sont entre 68% et 71% à estimer que la situation de l’emploi dans le secteur public et dans le secteur privé s’est déteriorée. S’agissant de la situation économique, 12% estiment la situation meilleure, 5% identique et 80% pire qu’avant la chute de Moubarak. Et concernant le niveau de vie, l’insatisfaction était massive quoique moins que pour la précédente question: 55% estimaient que leur niveau de vie avait baissé, 28% qu’il s’était amélioré et 17% qu’il était resté constant.
  • Pour la Tunisie, si le rapport entre ceux vivant confortablement ou passablement bien et ceux ayant du mal à s’en sortir, selon les déclarations des sondés, était de 77% contre 23% en 2010, ce rapport est désormais de 59% à 41%; et ce sont surtout les classes populaires qui souffrent – le taux de ceux ayant du mal à s’en sortir parmi les 20% les plus pauvres passe de 54% à 71% entre 2010 et 2013, tandis qu’il explose pour les classes moyennes (de 23% à 48%) et double dans la classe supérieure (de 7% à 18% entre ces deux dates). Alors que le chômage était déjà un problème sous Ben Ali – en 2010, 35% des sondés indiquaient que l’emploi était un problème dans leur lieu de résidence, contre 59% d’un avis contraire – les chiffres aujourd’hui sont dramatiques: l’emploi est un problème pour 71% des personnes interrogées.

It’s the economy, stupid.

Le problème, tant en Egypte qu’en Tunisie, est que le politique tient l’économie entre ses mains. Cela vaut surtout en situation post-révolutionnaire instable, où aucun courant politique – du moins jusqu’au coup d’Etat égyptien du 30 juin – n’avait pris le contrôle de manière définitive de l’appareil de l’Etat. En Tunisie, une assemblée constituante élue fin 2011 n’a toujours pas adopté le texte du projet final de constitution à soumettre aux électeurs par référendum. La coalition gouvernementale – la fameuse troïka regorupant Ennahda (islamiste), Attakatol (social-démocrate) et le CPR (nationaliste de gauche, parti du président Moncef Merzouki) – s’est effilochée, et n’a pas convaincu, non seulement sur plan économique, mais surtout sur le plan sécuritaire, avec une insurrection jihadiste dans le Sud et des assassinats impunis d’opposants politiques au gouvernement tels Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Un gouvernement incapable de tracer l’avenir institutionnel du pays ni de garantir la loi et l’ordre n’est bien évidemment en aucune position de faire redémarrer l’économie.

La situation en Egypte est bien évidemment bien plus catastrophique qu’en Tunisie: il n’est pas possible de résumer en détail, mais à la différence de la Tunisie, l’armée y a un rôle politique majeur, tous les présidents depuis 1952 ayant été des généraux. La très grande incompétence de tous les acteurs politiques – des Frères musulmans aux non-islamistes en passant par l’armée – a rendu impossible un consensus minimum sur le processus de transition vers un régime démocratique, que ce soit sur la procédure, le calendrier ou le fond. Seuls groupes politiques véritablement organisés (les salafistes sont divisés en plusieurs partis et sont plus un courant idéologique qu’un mouvement politique aspirant au pouvoir), les Frères musulmans et l’armée égyptienne avaient entamé une alliance implicite de 2011 à 2012 au moins, voire même après l’élection de Morsi. L’incompétence monumentale de Morsi et de son administration, son sectarisme, sa soumission à la hiérarchie de la confrérie, sans compter la propagande hostile des médias dits libres et la conspiration ensuite menées contre lui par l’armée et ses supporters civils, tout cela à empêché la moindre avancée tant politique qu’économique. L’adoption de la Constitution en 2012, après un passage en force effectué avec l’aide des salafistes et contenant des dispostions rétrogades en matière religieuse, n’avait rien résolu, et la polarisation s’est nourrie du mécontentement socio-économique.

Car ce n’est pas vraiment des questions identitaires qui seulent fascinent la presse occidentale – et, soyons honnêtes, locale – ainsi que les réseaux sociaux dont le mécontentement s’est nourri: un autre sondage de Gallup, sur l’attitude vis-à-vis du rôle de la shari’a, indiquait l’existence de divergences entre pays du printemps arabe (Yémen, Libye, Syrie, Egypte & Tunisie) mais aussi l’existence d’une solide majorité – sauf en Syrie – en faveur du statut de la chari’a en tant que source de loi, les divergences majeures étant entre ceux souhaitant qu’elle soit la seule source de loi ou une entre plusieurs sources de loi:

sondage

Mais tant les acteurs politiques que les observateurs ignorent l’opinion publique de ces deux pays, qui cherche moins un grand sauveur (Sisi risque des déconvenues dans six mois face aux sempiternels problèmes d’approvisionnement en eau, électricité et alimentation auxquels est confrontée l’Egypte, sans compter l’effondrement du tourisme et des investissements étrangers) qu’une transition consensuelle sur le plan institutionnel s’attaquant en toute priorité aux problèmes socio-économiques et de maintien de l’ordre. Ceux qui l’oblient l’oublieront à leurs dépens – et pas seulement dans ces deux pays là…

Pourquoi des villageois égyptiens votent-ils pour des islamistes?

L’approche de l’islamisme politique est tantôt marquée par une spéculation métaphysique, tantôt par l’imprécation éditorialiste, ou encore par une enfilade de poncifs et lieux communs. L’islamisme est perçu comme un phénomène désincarné, idéologique, philosophique, émotif (« la haine », « le fanatisme ») insusceptible d’explication rationnelle ou sociologique. D’où l’intérêt de lire cet article – « Who do Egypt’s villagers vote for? And why? » – d’une anthropologue égyptienne à Cambridge, Yasmina Moataz Ahmed.

Why do rural dwellers vote for Islamic parties? Do they vote through coercion or incentives? Do they differentiate between different religious groups — in that case the Muslim Brotherhood and the Salafis? Or do they just follow what their sheikhs dictate to them prior to the elections, or what people tell them in front of the electoral ballots? How come a few-months-old political party (Nour) gained half the seats acquired by the 80-year-old Brotherhood?

What I aim to present here, on the basis of ethnographic data from the 2011-2012 parliamentary elections in a village in Fayoum governorate, are some answers to these questions, in order to understand how Egypt’s rural dwellers make political choices.

My overall argument is that when people choose to vote for an Islamic political party, they base their positions on a complex web of relations with power, authority and indeed, religiosity. I highlight some of the common arguments that my interlocutors articulated when they compared between the Freedom and Justice Party and the Salafi Nour Party — the only two visible groups in the village.

Ainsi, contrairement à l’idée reçue selon laquelle le FJP (parti des Frères musulmans) serait plus modéré que les salafistes de Hizb al Nour, les villageois du côté de Fayoum (pas loin du Caire) sont d’un avis contraire:

Despite the common perception that Salafis are strict followers of Sharia compared to the Muslim Brotherhood, many of my research participants often talked about Salafis as religiously less strict than the Ikhwan. From the work of Ikwani leaders in the village, the villagers have noticed the strict hierarchy that informs the work of the Brotherhood members on the ground. In other words, the villagers understood the Brotherhood’s adherence to the dictates of the Guidance Bureau, or the Murshid, as an orthodoxy that made the Brotherhood stricter than the Salafis. They often said to me: “How come Ikhwan grassroot leaders all agree on the same things?” An incident that they often referred to is the insistence of Muslim Brotherhood members to force people to pray outside of a mosque, not build by the Brotherhood, during the Eid al-Fitr prayer last September.

Salafis, on the other hand, are seen as religiously flexible. “Aren’t we all Salafis?” many Nour supporters often repeated to me. For them, Salafis represent a religious understanding that seeks to closely follow the times of the Prophet and his followers — the Prophet was married to a Coptic woman, his neighbors were Jews, he dealt with each situation on a case-by-case basis, hence the perception that Salafis are, believe it or not, lenient. This was reflected on the ground; Salafis, at least in the village where I worked, appear to be more laid-back compared to the Ikhwan, and hence, more sensitive and open to the local context.

Et encore une fois, lors de ce printemps arabe marqué au moins autant par la question sociale que par le rejet de la dictature, la question de classe est présente, et les salfistes paraissent moins lointains, socialement parlant, que les Ikhwan:

Class was also a factor that often worked against the Brotherhood’s candidates. Due to being the most educated cluster, Ikhwani leaders are strongly present in professional occupations in village-level bureaucracies; they are the teachers, the lawyers, the engineers, and more importantly the personnel of the most funded NGO: Al-Jam’eya al-Shar’eya. Ikhwan leaders often use their positions, particularly in the NGO, to promote the Freedom and Justice party through coercing the poorest of the village into long-term charity and debt relations; they fund kidney dialysis operations, pay monthly stipends for orphan children, and distribute money and goods for ad-hoc lists that they prepare once they get orders from their leaders in Cairo.

Although these services seem necessary in the absence of a state-service provider, many rural dwellers (even ones who receive support from the NGO) see this relationship of indebtedness to the NGO as unhealthy. This informs why many villagers are weary of voting for the Ikhwan’s party. “We need a government that recognizes our rights as citizens, not as recipients of aid! We need people that would help us get our stolen rights. If the Muslim Brotherhood come to power, they will be both the mediators and the government.”

Although Salafis undertake charity activities, their work is more discrete, and their visible focus is on preaching (da’wa), which is often seen as an apolitical practice that does not particularly aim to recruit voters.

S’agissant d’une zone rurale, la question de classe passe aussi par la question de la propriété et de la terre: les Ikhwan paraissent aux électeurs ruraux comme acquis à la libéralisation de la politique foncière lancée par le régime de Moubarak dans les années 90.

Finally, agrarian policies were implicitly a matter of concern for many of my interlocutors prior to the elections. The Brotherhood members were great supporters of the liberalization of the agrarian sector promoted by Mubarak, particularly Law 92 in the year 1996, which led one million farmers to lose secure tenancy and their main source of food security. After the revolution, many farmers tried to re-acquire some rights that they had lost with the liberalization policy. They started to protest the law through going on strikes in front of government offices in Fayoum, and later in front of Parliament in Cairo. The main Brotherhood MP from the village promised to work on their file once he won. This not only did not happen, but also the MP turned his back on them when he saw them protesting in front of Parliament. This, for them, was a sign of great deception. Again, here, Salafi leaders won the villagers’ trust. The Salafi MP met with the villagers and took their file to Parliament. Even more, one of the Salafi grassroots leaders is the head of the small farmers syndicate.

On peut être pauvre voire même rural, et avoir une conscience de ses intérêts – de classe disait-on autrefois. Une leçon pour la gauche, y compris marocaine?

L’aide au développement, un peu difficile à avaler quand elle est arabe et vise les quartiers difficiles en France

Vous avez sans doute suivi la polémique autour de la répression initiée par la junte militaire égyptienne contre diverses ONG locales et étrangères, accusées de travailler en Egypte sans les autorisations requises (lesquelles autorisations sont le résultat de la législation adoptée sous Moubarak et requèrent de facto le feu vert de la Sûreté de l’Etat – toutes les conditions de transparence et d’objectivité sont donc réunies). Ah, ces pays arabes autoritaires qui se refusent à l’ouverture sur la société civile, ouverture facilitée par des bailleurs de fonds étrangers et désintéressés!

Il semblerait que la France soit en voie d’arabisation/islamisation accélérée: après des critiques de politiciens nationalistes c’est le tour de la gauche de critiquer le projet du Qatar d’allouer 50 millions d’euros aux entrepreneurs des banlieues françaises, généralement issus des minorités arabe, musulmane et africaine (les Français d’origine algérienne étaient visés par ce projet), et ce au nom de la souveraineté nationale (également chère au gouvernement égyptien).

Claude Dilain, sénateur PS: Cela fait des dizaines d’années que je dis que ces territoires ont été abandonnés par la République française. C’est donc à la République française de les réinvestir. Si ce n’était pas le Qatar mais le Mexique ou le Liechtenstein, je dirais la même chose : cette initiative aggrave cette idée d’abandon par la République.

Malgré cette aide destinée notamment à une minorité religieuse discriminée, accueillie avec faveur par les intéressés -jusqu’aux footballeurs français d’origine arabe qui rêvent d’aller jouer au Qatar – la gauche française serait rétive aux bienfaits de l’aide au développement qatarie au bénéfice des populations nécessiteuses françaises. Par ailleurs, l’aide directe du Qatar aux associations de ces quartiers à forte population musulmane suscite des craintes, étant entendu que la question musulmane en France tout comme la question copte en Egypte est avant tout une question sécuritaire:

En plus de l’absence de contreparties, s’ajoute une exigence, qu’on retrouve chez les élus de gauche comme de droite : personne n’apprécierait que le Qatar aide des associations, voire des structures politiques.

Même si ce n’est pas dit explicitement, il s’agit d’éviter de donner à l’extrême droite un argument politique sur le thème « l’islam cherche à convertir nos banlieues ».

Selon différentes personnes interrogées au cours de cette enquête, c’est pourtant bien le cas : le Qatar est en contact avec des militants associatifs. (Rue 89)

Refus de l’ingérence étrangère sous forme de soutien financier à des associations ou structures politiques? Insistance sur l’absence de contreparties politiques à l’aide financière d’obédience étrangère? Ma parole, on se croirait en Egypte…

Devant tant d’enthousiasme, le Qatar a décidé de geler momentanément son projet « banlieue », en attendant l’issue des élections présidentielles où le candidat « socialiste » est donné favori. Il faut dire que les liens du Qatar avec l’actuel chef de l’Etat français sont une version inversée des liens entre la France et le Maroc ou le Gabon:

Trois semaines après son élection en 2007, le premier chef d’Etat arabe convié à l’Elysée fut l’émir du Qatar, le cheikh Hamad bin Khalifa al-Thani. Un mois et demi plus tard, il assiste avec sa seconde épouse, la cheikha Mozah, au défilé du 14 Juillet dans la tribune officielle aux côtés du président français. Enfin, il y a quelques semaines, avec l’appui du chef de l’Etat, la femme de l’émir a été installée à l’Académie des beaux-arts. Le cas de l’Hôtel Lambert La relation qui unit le président français et le monarque qatari, « c’est d’abord une histoire d’amitié », explique un proche. « Leurs liens sont tellement étroits que rien ne passe par l’ambassadeur de France. Qu’il s’agisse de contrats ou de partenariats, l’émir appelle directement l’Elysée », glisse un diplomate français à Doha. Cette amitié serait née à l’époque où Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur, les deux hommes signant alors plusieurs accords de coopération en matière de sécurité intérieure ou de lutte contre le terrorisme. « Auparavant, nous avions des relations très fortes en matière de défense. Aujourd’hui, nos liens sont également commerciaux et culturels », commente Michel Dhé, conseiller économique à l’ambassade de France à Doha. Nicolas Sarkozy a même fait du Qatar « un levier essentiel de la politique arabe de la France », ajoute Monique Papon, responsable du groupe d’amitié franco-qatari au Sénat. Résultat : le Qatar est un partenaire diplomatique essentiel et ses investissements en France ne cessent de croître. Mais les relations politiques entre les deux pays ne se limitent pas à Nicolas Sarkozy. Ségolène Royal, Dominique de Villepin, Rachida Dati, Philippe Douste-Blazy, Hervé Morin, Elisabeth Guigou, Jack Lang ont pris l’habitude de se rendre à Doha et participent régulièrement aux dîners de l’ambassadeur du Qatar, Al-Kuwari. Bertrand Delanoë aussi. Après une vive polémique autour des travaux de rénovation de l’hôtel Lambert, l’un des plus beaux hôtels particuliers de la capitale, propriété du frère de l’émir, le maire de Paris veut inciter les Qataris à investir dans des quartiers en cours d’urbanisation, moins prestigieux que les Champs-Elysées. (Le Parisien)

Et le parallèle avec le Gabon ou le Maroc semble aussi valoir pour les investissements qataris  en France: prise de participation dans la société pétrolière française Total, investissant jusqu’au fin fond de la campagne française (la Corrèze, patrie électorale de François Hollande), et investisseur dans une dizaine des principaux groupes français, l’activisme économique qatari inquiète. Et il en va de même de son activisme diplomatique, faisant craindre un alignement excessif du gouvernement français sur son bienfaiteur qatari en ce domaine -« une politique arabe bling-bling » pour citer Karim Emile Bitar – toute coïncidence avec un pays maghrébin ami de la France serait non seulement fortuite mais même étonnante…

Finalement, s’il y a un point sur lequel les gouvernements qatari et marocain se rejoignent, c’est sur leur capacité à acheter la classe politique française – si le Maroc a pris une longueur d’avance, grâce à la pastilla, Marrakech et son laxisme des moeurs, le Qatar n’est pas en reste

La leçon la plus importante du printemps arabe

Je suis à 100% d’accord avec cet activiste égyptien, Khalid Fahmy, et je crois aussi que c’est là une des leçons les plus durables de ce printemps arabe de 2011 qui est loin d’être terminé (de la même façon que 1989 n’est pas véritablement terminé en ex-URSS voire dans certains pays d’Europe de l’Est):

As someone who has been in Tahrir since 25 January, missing only a few Friday demonstrations since then, one of the most amazing things that I noticed was the conspicuous absence of slogans against foreign powers. It is not that people in Tahrir were oblivious of the role traditionally played by Saudi Arabia, Israel or the US over the past three decades in bolstering Mubarak and his defunct regime. Rather, it is that Egyptians (and I suspect Tunisians, Libyans, Yemenis, Syrians and millions of other Arabs) have felt, probably for the first time in a hundred years, that they don’t have to take their cue from Washington, London or Paris; that they are the ones who write their own history, and that they are the shapers of their own destiny. I consider this self-confidence, which is often infused with a witty, non-cynical sense of humor, to be the most important feature of the Arab Spring. And it is this self-confidence that the SCAF views as posing an existential threat and which it tries to counter with a venomous xenophobic discourse. (Egypt Independent 26/2/2012)

Il suffit de voir, exception faite de la Libye, à quel point les Etats occidentaux ont eu peu d’influence sur le cours des événements au Moyen-Orient – rétrospectivement, les historiens diront sans doute que l’invasion de l’Irak marqua l’apogée, et sans doute la fin durable, de l’influence occidentale de type post-colonial dans cette région du monde. L’Europe et les Etats-Unis demeurent des partenaires importants, mais leurs souhaits et instructions n’ont plus cours – les peuples arabes sont en train de récupérer leur souveraineté vis-à-vis de leurs anciens colonisateurs, protecteurs et parrains et ça, ça sera durable. Il n’y a sans doute que quelques potentats arabes qui ne sont pas encore au courant, un peu comme ces Espagnoles que chantait Brel dans « Knokke-le-Zoute tango« :

Les soirs où je suis espagnol
Petites fesses grande bagnole
Elles passent toutes à la casserole
Quitte à pourchasser dans Hambourg
Des Carmencitas de faubourg
Qui nous reviennent de vérole
Je me les veux fraîches et joyeuses
Bonnes travailleuses sans parlote
Mi-andalouses mi-onduleuses
De ces femelles qu’on gestapotte
Parce qu’elles ne savent pas encore
Que Franco est tout à fait mort

 

Une liste où Casablanca ne figure pas, et c’est tant mieux

La criminalité, ou plutôt la délinquance, est en nette augmentation à Casablanca, même si les chiffres officiels ne sont pas publics. Mais il faut bien reconnaître que Casablanca – et le Maroc – est loin d’égaler les records en la mtière. Prenons les statistiques sur les homicides volontaires – je viens de trouver sur un site mexicain une étude (pdf) sur le top 50 des villes où il y a eu le plus d’homicides volontaires en 2011. C’est bien simple: sur ces 50 villes, 45 sont sur le continent américain (dont 4 aux Etats-Unis), 4 en Afrique du Sud et 1 en Irak (Mossoul). Le classement se fait en fonction du taux d’homicides volontaires par 100.000 habitants. La ville la plus meurtrière du monde est San Pedro Sula au Honduras, avec un taux de 158,87 homicides pour cent mille habitants. C’est bien évidemment la calamiteuse guerre contre la drogue en Amérique latine qui est à l’origine de cette hécatombe.

A titre de comparaison, le taux d’homicide volontaire pour cent mille habitants était en 2009 de 0,99 pour la Suède et de 1,37 pour le Maroc.

La comparaison des statistiques n’est pas toujours fiable, en raison des différences légales de définition et de l’existence de différentes catégories d’homicide – pour prendre des exemples évidents, l’infanticide ou l’euthanasie ne sont pas toujours inclus dans ces chiffres. Au Maroc, par exemple, le droit pénal d’inspiration française reconnaît ainsi l’existence de deux types d’homicide volontaire, le meurtre et l’assassinat. Ces réserves étant admises, le taux d’homicide volontaire est en général un des meilleurs indicateurs d’un niveau général de la criminalité: en effet, de très nombreux crimes (notion prise ici dans une acceptation englobant, dans un contexte juridique marocain, tant les crimes que les délits et les contraventions) ne sont pas rapportés à la police – il est ainsi exceptionnel au Maroc de porter plainte contre un pick-pocket ou en cas d’agression simple n’ayant pas entraîné d’effusion de sang. Et ne parlons même pas des infractions relatives aux moeurs – viol et attentat à la pudeur – où les victimes répugnent souvent, même en Europe occidentale, à porter plainte, rendant ainsi la comparaison des statistiques officielles internationales particulièrement bancale – si l’Australie, le Canada et la Suède sont dans le top 10 des pays en termes de taux de viol par 100.000 habitants, ça traduit sans doute plus la plus grande inclinaison des victimes de viol dans ces pays à porter plainte en raison d’un meilleur accueil par les autorités policières et judiciaires et l’existence d’un tabou social sans doute moindre qu’ailleurs.

Cette difficulté statistique de collecte d’information fiable peut, en matière d’homicides volontaires, être limitée par le recours aux chiffres émanant des autorités sanitaires – elles relèvent en général la cause de mortalité, et on peut présumer que le corps de la très grande majorité des victimes d’homicide est généralement trouvé et enterré selon les procédures légales. Mais même dans ce cas, on signale souvent un écart entre les chiffres d’homicide volontaire résultant des statistiques policières ou judiciaires, et celles issues des statistiques de mortalité tenues par les autorités sanitaires. Une étude réalisée pour le compte de l’ONU, « International statistics on crime and justice« ,  relève ce problème en matière d’homicides (voir diagramme page 11) – le Maroc y est en bas de tableau parmi les pays africains figurant dans l’étude, au même niveau que la Tunisie et l’Egypte, mais avec un taux d’homicide volontaire allant du simple au double selon que la source statistique est judiciaire ou sanitaire.

On notera d’ailleurs avec intérêt que hormis situation de guerre civile (Soudan, Irak, Yémen) ou assimilé (Algérie), les taux d’homicide volontaire des pays arabes sont très bas (la Mauritanie fait exception, mais son taux est du même niveau que celui des autres pays sahéliens), du niveau de ceux d’Europe occidentale, en dépit de niveaux de pauvreté et une population bien plus jeune (le taux de criminalité est bien plus élevé dans le segment jeune de la population, pour des raison évidentes). C’est sans doute lié à un contrôle social plus élevé et une plus faible consommation d’alcool, mais il y a là une étude sociologique intéressante à faire…

« Il ne se passera rien en Egypte, les Egyptiens ne sont pas comme les Tunisiens »

Le 23 janvier 2011, je parlais avec un diplomate autrichien et son épouse au bord d’un court de tennis. Après un certain temps on a abordé la Tunisie et le renversement de Benali et des conséquences pour d’autres pays arabes, dont l’Egypte où était basé ce diplomate. « Ca sera calme » disait-il avec l’assentiment de son épouse. J’étais plus réservé: « ça va être chaud cette année en Egypte » – et j’évoquais autant le fait que des élections présidentielles devaient avoir lieu l’automne, avec pour résultat probable l’élection de Gamal Moubarak, que le précédent tunisien. La haine palpable de l’opinion égyptienne pour Gamal Moubarak rendait certaine à mes yeux la perspective de réactions violentes à son élection/succession, même si j’étais bien évidemment loin de penser à la chute de Moubarak qui allait intervenir trois semaines plus tard.

Dans le même temps, j’avais discuté avec une Egyptienne de mes connaissances, issue de cette bourgeoisie cairote parfaitement éduquée, bi- ou trilingue, et tout autant « libérale » du point de vue des moeurs (mais bien moins que leurs équivalents tunisiens ou marocains) que conservatrice du point de vue politique. Nous parlions de la Tunisie et je réitérais qu’à mon avis, la Tunisie aurait des conséquences en Egypte – encore une fois, je ne prédisais pas la chute du régime, mais faisais part de ma certitude que l’année politique en Egypte serait chaude. Cette interlocutrice, assez représentative de l’opinion d’une certaine couche de la bourgeoisie arabe qui ne m’est pas du tout sympathique, balaya dédaigneusement mes craintes: « Il ne se passera rien en Egypte, les Egyptiens ne sont pas comme les Tunisiens« . Je lui avais rétorqué que bien que détestant personnellement les stéréotypes, le stéréotype du Tunisien était, avant le 18 décembre 2010, justement celui qu’elle énonçait à l’égard des Egyptiens – une personne peu portée à la révolte ou à la rébellion. Je l’ai revue depuis, et j’ai eu la décence de ne pas évoquer cet échange.

Beaucoup d’autres ont probablement des souvenirs semblables. L’ami The Arabist m’a ainsi confié la surprise d’organisateurs de la manifestation place Tahrir du 25 janvier 2011, qui lui avaient confié s’attendre à quelques centaines de manifestants et furent tout aussi surpris que la police par les dizaines de milliers qui se réunirent ce jour-là. Une journaliste égyptienne, Heba Afify, raconte ainsi la réaction d’un ami de ses parents, officier des services de renseignement égyptien, à l’annonce de la chute de Benali:

Starting on 14 January, when Tunisia’s fleeing President gave Egyptians reason to believe that it was indeed possible to overthrow a dictator, the transformation of the public from an oppressed people to a revolting one could be detected.

State Fear: “Tunisian President Ben Ali fled the country following protests demanding his ouster.” I ran outside to where my parents were sitting with friends and announced the exhilarating news. As soon as I said the words, one of their friends, who was a high ranking State Security officer, jumped out of his seat, clutched his phone, and in less than a minute he was gone.

Emboldened protesters: The day following Ben Ali’s departure, there were still celebrations in front of the Tunisian Embassy in Cairo. As usual, the Central Security Forces (CSF) cordoned the gathering and wouldn’t let anyone in or out. That’s when an elderly activist started throwing himself at the cordon and tried to break it defiantly.

You can’t do this anymore, you could do it yesterday but not anymore,” he screamed. “We are men, like the men in Tunisia.” He said it with absolute conviction.

La version anglaise d’Al Ahram a dans la même veine rapporté ce qu’écrivaient les journaux égyptiens le 24 janvier 2011 – aucun n’avait vu venir la révolution…

Given the magnitude of the Egyptian revolution and its ripple effect not only in Egypt, but the region and even the world, one would think that the pre-revolution weeks were rife with talk about the upcoming uprising. However, a look into newspapers of the day before the revolution shows that the bulk of Egyptian society was blissfully unaware of what was about to happen.

On pourrait sans doute répéter à l’infini ces anecdotes, qui rappellent l’extrait fameux du journal intime de Louis XVI indiquant, à la date du 14 juillet 1789, un laconique et désormais célèbre « rien » (1)…

Mais que dire du Maroc? Au Maroc, l’inverse semble vrai: on prédit depuis des décennies la chute imminente du régime, et le voilà à compter près de 450 années de règne ininterrompu. On passe une vidéo sur Youtube avec une centaine de manifestants clamant à visage découvert « cha3b yourid is9at al nidam » et on se dit qu’il faut se préparer au Grand Soir. Et celui-ci n’arrive pas. A l’opposé, on lit dans la presse officieuse voire dans la presse étrangère, que le Maroc est un exception, que le régime s’est libéralisé et que J-Lo vient inaugurer Morocco Mall et on se dit que « jusqu’ici, tout va bien » – et ceci fait insulte à l’intelligence des Marocains. Entre espoir révolutionnaire et béatitude courtisane, la prudence est de mise.

Pour ma part, c’est la préface de l’édition française du chef d’oeuvre de John Waterbury, « Le Commandeur des croyants« , paru en 1975, qui m’a le plus marqué, et qui avec le temps me semble la plus lucide. Dans cette préface, qui ne figure pas dans la version originale anglaise du livre, John Waterbury raconte comment, alors qu’il habitait Rabat en 1965, il entend un soir de novembre des clameurs dans la rue. Venant quelques temps seulement après l’enlèvement de Mehdi Ben Barka, il s’imagine déjà assister à une révolte populaire dans Rabat, où Ben Barka avait été triomphalement élu aux législatives de 1963. Il annonce à sa femme qu’il sort et lui donne instruction d’appeler l’ambassade des Etats-Unis s’il n’était pas de retour avant minuit. Puis il sort et se rend compte que les clameurs proviennent des supporters du FUS et des FAR, dont les équipes se rencontraient pour un derby rbati…

L’histoire du Maroc depuis l’indépendance confirme la déception relative de John Waterbury: révoltes du Rif et du Tafilelt en 1958, réglements de comptes violents entre mouvements de résistance jusqu’en 1960-61, émeutes de Casablanca en 1965, coups d’Etat de 1971 et 1972, tentative catastrophique de lancer des opérations de guérilla en 1973, guerre au Sahara de 1975 à 1991, émeutes de Casablanca de 1981, émeutes de Marrakech et Nador en 1984, émeutes de Fès en 1990 – et je passe sur les émeutes bien moins violentes qui ont eu lieu sous le règne de Mohammed VI, sur le surnom donné à Hassan II dans les années 70 PPH (« passera pas l’hiver ») ou sur les prévisions assez présomptueuses sur la fin de la monarchie au Maroc. Ceux qui ont sous-estimé la viabilité du makhzen l’ont payé au prix fort, et même si l’histoire n’est pas appelée à se répéter aveuglément et à l’infini, il convient pour ceux qui ambitionnent de réduire ou rendre inopérant le makhzen de bien prendre la mesure de leur tâche. Les manifestations hebdomadaires ne sont pas une stratégie politique, et le mimétisme révolutionnaire n’est pas un déterminisme.

(1) Mais voir ici pour une autre analyse de ce « rien« ‘.