La presse tunisienne fait état d’un clash entre le Roi Mohammed VI et le président tunisien Moncef Marzouki lors de l’entretien entre les deux chefs d’Etat le 31 mai à Carthage, lors de la visite officielle du Roi en Tunisie, avec une imposante délégation marocaine et à tonalité très commerciale. Après avoir tenu un discours devant l’assemblée constituante tunisienne, le Roi Mohammed VI aurait insulté le président tunisien lors de son entretien au sujet du Sahara, du moins selon le site d’information tunisien Business News:
Des sources diplomatiques ont affirmé à Business News, aujourd’hui, samedi 31 mai 2014, qu’un différend a éclaté entre le roi du Maroc Mohamed VI et le président tunisien Moncef Marzouki suite à la remise sur le tapis du conflit du Sahara occidental, problématique abordée par Moncef Marzouki.
La discussion, tenue hier, a fini par une insulte de la part du roi du Maroc contre le président tunisien et ce premier aurait annoncé le gel du reste de ses activités prévues dans la journée.Une autre source diplomatique nous confirme que le roi Mohammed VI quittera la Tunisie dans la journée. On notera qu’il ne s’agit pas du premier incident diplomatique dans lequel Moncef Marzouki est impliqué.
Mais dès publication de cette information le porte-parole de la présidence tunisienne, Adnène Mansar, a formellement démenti:
Suite à la publication de cet article, nous avons été contactés par le porte-parole de la présidence, Adnène Mansar, qui a catégoriquement démenti cet incident. M. Mansar a qualifié, à de multiples reprises, cette information d’ « absurde » et a précisé que le roi Mohammed VI est actuellement à Sijoumi et qu’il dinera ce soir avec Moncef Marzouki au palais de Carthage. Adnène Mansar a, par ailleurs, souligné que plusieurs sujets ont été évoqués lors de cette rencontre mais que le différend du Sahara occidental n’en faisait pas partie.
Le cabinet royal a également formellement démenti la réalité de cet incident:
L’information absurde et dénuée de tout fondement, relayée par une certaine presse malintentionnée, sur un prétendu différend entre Sa Majesté le Roi Mohammed VI, que Dieu L’assiste, et le Président tunisien Son Excellence Monsieur Moncef Marzouki, est catégoriquement démentie par le Royaume du Maroc.
Les auteurs de cette aberration ont volontairement ignoré que le protocole de la République tunisienne, à l’image de nombre de pays, ne prévoit pas la présence du président de la République au sein de l’Assemblée en pareille occasion, aberration qui a d’ailleurs été formellement démentie par la Présidence tunisienne.
Tout en saisissant pleinement le fait que les ennemis du rapprochement entre les peuples et adversaires de l’édification maghrébine soient particulièrement affectés par la réussite de la présente visite et l’excellence des relations maroco-tunisiennes, le Royaume du Maroc ne peut que déplorer que ces parties en arrivent à de telles bassesses.
Le directeur de la publication du site tunisien concerné, Nizar Bahloul, revient sur cet information démentie dimanche, en décrivant dans le détail comment cette information lui est parvenue et comment elle fut démentie:
L’article publié hier dans nos colonnes sur l’incident diplomatique entre le Roi du Maroc Mohammed 6 et le président de la République Moncef Marzouki a suscité une grosse vague d’insultes et de dénigrement contre Business News, et moi-même, directeur responsable du journal.
Nos lecteurs, qui nous font confiance, ont droit à des explications supplémentaires sur les circonstances de confection de cet article par Inès Oueslati, rédactrice en chef adjointe du journal.
La rumeur de l’incident diplomatique a fuité, dès le matin du samedi 31 mai. Plusieurs personnes l’ont relayée sur les réseaux sociaux. Moi-même j’en ai entendu parler, via mes propres sources. Les journalistes de permanence ont essayé de confirmer cette information toute la matinée, en vain. Ils se sont donc abstenus de la relayer.
Vers 14 heures, Inès Oueslati m’appelle pour m’informer qu’elle détient une source fiable. Déontologiquement, elle est dans l’obligation de préserver l’anonymat de sa source, vu que cette source est de premier ordre. Mais elle est également dans l’obligation de me fournir son nom, puisque ma responsabilité en tant que directeur est engagée. Nous faisons le choix sûr de ne pas publier à partir d’une seule source. D’autres vérifications sont faites et deux autres sources fiables nous confirment la même information relatant même des détails similaires à chaque fois.
A peine cinq minutes après la mise en ligne de l’article, Adnène Mansar, porte-parole du président de la République, m’appelle pour démentir d’une manière catégorique. La position est embarrassante. Non pas parce que le coup est déjà parti, mais parce que je ne saurai remettre en doute les propos de M. Mansar, mais je ne saurai remettre en doute, non plus, ceux de nos sources. Je lui dis texto : « Si Adnène, donnez-nous dix minutes et nous allons relayer vos propos ». Et en moins de dix minutes, nous changeons le titre et mettons à jour l’article de telle sorte que le lecteur ait les deux versions.
Nous avons ainsi respecté l’institution présidentielle en rendant publique sa version au sein du même papier, et nous avons manifesté un égard envers nos lecteurs que nous avons informés des différentes versions du même fait.
Que fallait-il faire d’autre ? Déontologiquement, j’estime que mon équipe et moi-même avons respecté les règles ordinaires en la matière de bout en bout. Il n’y a eu point de manipulation, comme nous en accusent beaucoup, et notre seul et unique souci était de transmettre l’information à nos lecteurs. Mediapart avec Jérôme Chauzac ou Le Canard Enchaîné avec des dizaines de ministres ne se comportent pas différemment. En dépit des démentis des politiques, ils continuent à faire confiance à leurs sources et, très souvent, la suite a donné raison à ces journaux.Inès Oueslati est rédactrice en chef adjointe de Business News, elle est sérieuse et très rigoureuse. Tout comme ses deux collègues rédacteurs en chef adjoints Synda Tajine et Marouen Achouri. C’est ce trio qui gère la rédaction de votre journal et je m’ingère rarement dans leur travail, bien que je sois le directeur responsable. A ce stade, je continue à leur faire confiance.
Nous pouvons tous faire des erreurs, et ceci arrive dans n’importe quel journal, mais que nos lecteurs sachent que nous avons l’honnêteté intellectuelle d’avouer nos erreurs et que nous n’avons jamais hésité à les rectifier et à nous en excuser auprès de nos lecteurs. Ce n’est pas aujourd’hui que cela va changer. Non seulement nos sources ont confirmé de nouveau l’incident, mais d’autres journalistes de renom, ayant leurs propres sources, ont fait de même.
Dimanche matin, un nouvel échange téléphonique avec Adnène Mansar. Le porte-parole du président de la République répète ce qu’il a dit hier en jurant ses grands dieux que cela ne s’est pas passé et que le roi Mohammed VI était ému par l’accueil qui lui a été réservé. Il rappelle les distinctions honorifiques, les plus élevées du Royaume marocain et de la République tunisienne, échangées hier soir entre le président de la République et le roi. D’après M. Mansar, aussi bien Inès Oueslati que les autres journalistes ayant relayé l’information en citant leurs propres sources, avaient été manipulés. Il n’accuse personne, mais il est intimement convaincu que c’est une manipulation puisque l’incident n’a jamais eu lieu. Qui dit la vérité, qui ment ? A ce stade, on ne peut nier un certain embarras à la rédaction.
Difficile d’en savoir plus: les sources initiales maintiennent leur assertion que le Roi du Maroc aurait insulté le président tunisien lors d’un échange sur le Sahara, mais les deux concernés le démentent de concert, et le programme officiel s’est poursuivi, avec le dîner officiel en l’honneur de Mohammed VI tenu comme prévu le soir même et l’attribution réciproque des plus hautes décorations nationales à cette occasion…
Le fait que le programme se soit tenu comme prévu – et que le Roi en ait profité pour prolonger son séjour en Tunisie, se promenant incognito sur le boulevard Bourguiba à Tunis – ne conforte pas la version de l’incident diplomatique: le Roi est connu – au Maroc du moins – pour ses colères, qui peuvent être soudaines; et ces colères peuvent même toucher le domaine extérieur, comme c’est le cas avec la France, où la décision de geler brusquement la coopération judiciaire fait suite à la notification jugée cavalière d’un responsable sécuritaire marocain alors qu’il se trouvait dans la résidence de l’ambassadeur du Maroc à Paris. Idem pour la décision en 2007 de rappeler l’ambassadeur marocain au Sénégal pour des propos tenus par… un membre de l’opposition sénégalaise! Et la France, voire même le Sénégal, sont bien plus proches du Maroc que ne l’est la Tunisie, avec qui le Maroc a entretenu de bonnes relations depuis le règlement de l’affaire mauritanienne en 1969 mais sans plus. Le Roi n’aurait vraisemblablement pas craint de créer un incident public si vraiment un incident diplomatique avait eu lieu en privé.
Il est cependant possible que le ton ait été un peu animé – un autre site d’information tunisien, très peu crédible au demeurant, affirme ainsi que ce serait Marzouki qui se serait emporté, et non Mohammed VI:
Notre rédaction a essayé depuis hier d’en savoir plus sur cette affaire. Grace à nos amis au ministère des Affaires étrangères, nous sommes en mesure d’affirmer, malgré le démenti officiel du cabinet royal, qu’il y a eu bel et bien un grave incident diplomatique entre le président usurpateur et son hôte, le roi Mohamed VI. L’information révélée par Business News est donc parfaitement exacte, mais nos confrères ont été désabusés sur deux points. Primo, le sujet qui a effectivement fâché le roi du Maroc n’est pas la question du Sahara occidentale mais un autre pas moins sensible. Secundo, ce n’est pas Mohamed VI qui s’est emporté – ceux qui connaissent le roi du Maroc savent qu’il n’est pas du genre à s’emporter facilement, encore moins à injurier son interlocuteur-, mais le président usurpateur dont les proches, les amis et les conseillers connaissent très bien l’impulsivité et la maladresse politique.
Selon le récit qui nous a été fait par un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, que nous avons recoupé avec la version d’un ancien membre du CPR, le sujet qui a énervé Moncef Marzouki et excédé le roi du Maroc est le dossier islamiste. Selon toute vraisemblance, l’échange a commencé par les événements en Libye et la nouvelle approche, semble t-il maghrébine, de faire face au danger terroriste. La discussion aurait alors vite tournée à la question de l’avenir des Frères musulmans dans la région, après l’élection d’Abdellfattah Al-Sissi et le changement total de la donne.
Mohamed VI aurait, de façon très diplomatique, conseillé à Marzouki de ne pas trop s’impliquer dans le conflit interne libyen et de rétablir des relations cordiales avec le nouveau pouvoir au Caire, qui mène une campagne d’éradication des Frères musulmans. Certains évoquent même une allusion du souverain marocain aux liaisons un peu trop voyantes entre Marzouki et Ennahda, et tout particulièrement avec Rached Ghannouchi, qui est membre important de la direction secrète des Frères musulmans dans le monde.
C’est alors que l’usurpateur de Carthage s’est lancé dans une diatribe contre Abdelfattah Al-Sissi et Khalifa Haftar, insinuant que son pays ne traitera pas avec les « putschistes » et que non seulement la Tunisie, mais l’ensemble des pays du Maghreb n’ont pas d’autres choix que de composer avec les mouvances islamistes. C’est la phrase de trop qui aurait fortement contrarié Mohamed VI, dont les relations avec ses propres islamistes au sein du gouvernement sont de plus en plus tendues. Certains médias arabes disent même que parmi les dossiers qui devaient être discutés à Tunis, la question islamiste, qui a préalablement fait l’objet d’une longue négociation et consensus entre le roi du Maroc et celui d’Arabie Saoudite, lui aussi en guerre contre les Frères musulmans.
Telle est selon nous la version exacte de l’incident diplomatique survenu à Carthage. Elle nous parait d’autant plus probable que l’un des premiers à réagir contre l’information publiée par Business News a été Rached Ghannouchi, qui ne peut qu’apprécier le « courage » et la « loyauté » du pion qu’il a placé à Carthage. Et celui-ci a bien besoin de montrer sa servilité à l’égard des islamistes pour les prochaines élections en Tunisie.
On rappellera que la question du Sahara occidental ne peut pas être un point de discorde entre Mohamed VI et l’usurpateur de Carthage, puisque celui-ci a toujours été contre le Polisario et la création d’un Etat Sahraoui, pas par aliénation au Maroc, mais au nom de l’unité du Maghreb qu’il ne faut pas encore fractionner par la naissance d’un sixième Etat! C’est écrit noir sur blanc dans son livre « Le mal arabe », édité chez L’Harmattan en 2004.
Comme on voit, au-delà de l’incident lui-même, qui, en l’absence de contrôle des sources des journalistes concernés, semble sujet à caution, il y a les interprétations politiques et diplomatiques. Car Marzouki, ancien dissident, militant des droits de l’homme et exilé politique sous Benali, actuel président tunisien, n’est que modérément populaire auprès de son opinion publique et il est surtout en butte à l’hostilité implacable de la partie éradicatrice (1) de l’opinion et surtout des médias pour avoir formé une troïka entre son parti, le CPR, un autre parti de gauche, Attakatol et le premier parti tunisien aux élections de 2011, les islamistes d’Ennahda. Quiconque fréquente des Tunisiens sur les réseaux sociaux ou lit la presse tunisienne se rend compte de la polarisation extrême du discours politique tunisien, ce qui rend d’ailleurs facilement intelligible les diverses versions et interprétations du prétendu incident diplomatique. Tunisie Secret et Business News, quoique différents, font clairement partie du camp éradicateur ou anti-islamiste. Rapporter un incident diplomatique dû à une erreur ou maladresse de Marzouki – remise sur le tapis du conflit du Sahara selon Business News ou une diatribe contre le président putschiste égyptien Sissi et le leader libyen Haftar – participe d’une campagne menée depuis son investiture et remettant en cause sa compétence, son langage, sa personnalité – bref, à lui nier non seulement la légitimité politique mais surtout la légitimité personnelle à assumer la présidence. C’est de bonne guerre mais ça n’aide pas à déterminer la véracité d’informations de ce type.
De l’autre côté, un discours tout aussi peu nuancé présente l’opposition à la troïka comme des anciens du RCD (certains le sont, mais pas tous) à la solde des Etats-Unis ou d’Israël (un des arguments contre la constitution adoptée en 2013, mais venant du camp éradicateur, était notamment le rôle supposé dans sa rédaction d’un expert juif américain, Noah Feldman, argument dont je vous laisse deviner la teneur), et cherchant à combattre l’islam et la révolution de 2011.
Rajoutons à cela l’éternelle partie de ping-pong diplomatique maroco-algérienne: il est clair que la visite du Roi en Tunisie s’inscrit dans l’étonnant réveil diplomatique du Maroc, resté très passif en Afrique, au Maghreb et dans le monde arabe depuis 1999 au moins, et notamment la tournée africaine de Mohammed VI. Les problèmes de succession en Algérie, l’instabilité post-révolutionnaire de la Tunisie (mais cela pourrait changer rapidement), la fragilité structurelle de la Mauritanie et le statut de « failed state » de la Libye ont donné une opportunité à la diplomatie marocaine – alors même que la situation du Maroc n’est guère reluisante, mais au royaume des aveugles… – qu’elle n’a pas pu rater en dépit de sa légendaire incurie, et alors même que la diplomatie algérienne est critiquée en Algérie même pour sa passivité. La sempiternelle rengaine de relance de l’UMA cache bien évidemment, du côté marocain, la volonté d’aboutir à un accord politique sur le Sahara avec l’Algérie, le Polisario étant considéré comme quantité négligeable, soumise en tout cas à l’Algérie (et c’est probablement une appréciation réaliste, si les quarante dernières années des relations Polisario-Alger sont un critère fiable); du côté algérien, une telle relance repose principalement sur le souhait de voir le Maroc sinon renoncer au Sahara, du moins accepter de ne plus impliquer l’Algérie dans le dossier et de ne plus lier les relations maroco-algériennes au dossier du Sahara. Être présent en Tunisie, c’est ainsi marquer à la culotte l’adversaire algérien.
Chacun des autres partenaires maghrébins, face aux frères ennemis maroco-algériens, tente généralement une posture neutre, et même la Mauritanie, très exposée à l’influence de ses deux voisins et longtemps le plus faible maillon de la chaîne avant d’être dépassée par la Libye depuis le renversement de Kadhafi, fait d’habiles contorsions en évitant des ruptures, ou prises de position catégoriques. Aucun leader maghrébin ayant une once de sens des réalités n’aurait en tout cas l’idée saugrenue de prendre clairement parti pour l’un ou l’autre, ou de s’impliquer concrètement dans une stratégie de sortie de ce conflit, tant le coût diplomatique ne serait pas en rapport avec le bénéfice qu’il pourrait espérer en tirer (et c’est d’ailleurs un calcul que font bien d’autres puissances étrangères) – depuis 1984, même le Guide suprême avait renoncé à influer sur le cours du conflit sahraoui.
Mais l’idée (très) exagérée que se font Marocains et Algériens de l’importance ou du moins de la puissance respective de leur pays, y compris vis-à-vis des petits pays voisins, tend à surdéterminer l’analyse des faits. Revenons-en au cas tunisien: alors qu’opposition « laïque » (avec les réserves d’usage) et troïka (où Ennahda est de très loin le partenaire dominant) s’étripaient au sujet de la nouvelle constitution tunisienne et notamment des dispositions relatives au rôle de la religion, et alors que l’armée égyptienne avait déposé le président Morsy par un putsch le 3 juillet, le compromis entre les deux camps a pu être trouvé, non sans une médiation du président algérien Bouteflika qui reçut le chef historique d’Ennahda, Rachid Ghannouchi, à Alger en septembre 2013. Sans exagérer la portée de cette médiation – car aucun pays étranger n’exerce un tel pouvoir sur les deux camps en lice en Tunisie – elle eut au moins le mérite d’exister, notamment eu égard à la menace terroriste et la situation sécuritaire à Chaambi dans le sud tunisien et le rôle qu’une meilleure coordination sécuritaire entre les autorités tunisiennes et algériennes pourrait avoir pour réduire la menace terroriste dans cette région, sachant que comme pour les pays du Sahel le terrorisme récent en Tunisie subit les contrecoups de la situation sécuritaire algérienne.
C’est là que situation géo-stratégique entre pays maghrébins, politique intérieure – principalement l’attitude face au mouvement islamiste – et perception de la réalité s’entrechoquent. Si pour le Maroc autant que pour l’Algérie rien de ce qui se passe dans le Maghreb ou le Sahel n’échappe à l’analyse binaire et manichéenne, il est intéressant de voir comment le positionnement politique interne tunisien influe sur l’appréciation des faits dans le cas de ce mystérieux incident diplomatique qui nous occupe: la frange éradicatrice, qui invoque l’argument sécuritaire souvent sans aucune distinction entre les terroristes, les salafistes (pas toujours terroristes) et les islamistes (pas toujours salafistes ni terroristes), peut être favorable à un resserrement des liens avec le voisin algérien, qui a brisé les reins au mouvement islamiste algérien après une politique anti-islamiste initialement sans nuances (mais qui l’est beaucoup plus depuis la présidence Bouteflika, avec la politique de concorde civile et l’intégration d’islamistes au sein du gouvernement).
En ce sens, citons le site d’information WMC, clairement anti-troïka et qui a également été très critique contre la venue du Roi en Tunisie: « Le roi du maroc Mohammed VI en Tunisie – Une visite sans lendemain!« , suivi d’une revue de presse – non commentée – d’une partie de la presse algérienne, peu enthousiaste bien évidemment… Le ton est vite donné:
La frustration des Tunisiens au fait des enjeux géostratégiques est d’autant plus grande que cette visite est un «non évènement» pour le commun des Tunisiens. Elle ne sert aucunement la Tunisie. Cette visite est à la limite même dangereuse dans la mesure où elle lui fait encourir d’énormes risques dont celui de compromettre ses relations géostratégiques avec l’Algérie. Le seul pays de la région qui s’est précipité, dès l’émergence du terrorisme, pour nous venir en aide au double plan matériel et logistique. (…)
Sur le plan politique, la Tunisie est une République et le Maroc est une monarchie. En principe, après la révolution du 14 janvier 2011, ce n’est pas à ce pseudo-président provisoire de faire les courbettes à «notre ami le roi» et de solliciter son appui à la révolution tunisienne (discours du roi aujourd’hui à l’ANC).
Bien au contraire, c’est aux membres de la famille royale du Maroc de s’agenouiller devant la révolte des Tunisiens et du parcours accompli sur la voie de la liberté, de la dignité, de la justice sociale et du progrès, seules garanties modernes pour la pérennité d’un pays. Sur ce plan, la Tunisie est à plusieurs longueurs d’avance et l’Histoire le prouvera, après cette période de transition difficile.
Pour revenir à cette visite, a priori, le roi du Maroc a tout à gagner de cette visite, tout en étant parfaitement conscient qu’il mise sur un président provisoire tunisien sans lendemain. (…)
Moralité: à travers cette visite sans intérêt notoire pour les Tunisiens, la Tunisie devrait, hélas, subir encore une fois les conséquences néfastes des errements de ce président provisoire qui a la tendance non dite et surtout fâcheuse à démolir la diplomatie tunisienne et surtout l’axe salutaire et géostratégique tuniso-algérien.
Voilà au moins un conseiller politique à l’ambassade d’Algérie à Tunis qui aura bien fait son travail!
Mais le camp anti-Ennahda n’est pas monolithique: pour d’autres supports de presse, c’est parce que le Roi Mohammed VI aurait évoqué la nécessité de lutter contre les Frères musulmans – dans la logomachie de ce camp-là, tous les islamistes sont des Frères musulmans, même en l’absence de liens réels avec la Jama’a égyptienne – que l’incident supposé aurait eu lieu. C’est la thèse de Kapitalis – « Politique: Mohammed VI en Tunisie pour contrer Ennahdha? » – qui cite à son tour un site d’actualités français consacré à l’Afrique, Mondafrique – « L’axe Mohamed VI- Abdallah contre les islamistes tunisiens« .
Une petite parenthèse: Mondafrique est un site lancé par Nicolas Beau, ancien journaliste du Canard enchaîné et initiateur du site Bakchich. Les Marocains reconnaissent en lui l’auteur, avec Catherine Graciet, d’un ouvrage très journalistique et catastrophiste paru en 2007 et intitulé « Quand le Maroc sera islamiste« , jouant sur les fantasmes les plus éculés au sujet de l’islamisme et démontrant surtout le danger de vouloir écrire des ouvrages de prospective en matière politique – ça laisse des traces, et quand on s’est trompé, ça décrédibilise…
L’auteur de l’article de Mondafrique, qui ne cite pas ses sources, est Samir Sobh, ancien journaliste de la Gazette du Maroc de Kamal Lahlou, un titre guère connu pour son sens des nuances s’agissant de l’islamisme, et passablement favorable au Palais. Le contenu de l’article, extrémement bref, est passablement incohérent et irrationnel:
Ce sont les conseillers du prince Abdel Aziz ben Abdallah, fils du roi et futur ministre des Affaires étrangères, qui gèrent désormais les dossiers qui touchent les pays du Maghreb. De bonne source, on souligne que le souverain saoudien, qui se repose dans son palais marocain, a discuté avec son homologue marocain, Mohamed VI, d’un rapprochement des pays du Maghreb d’une réactivation de l’Union du Maghreb arabe.
Les Frères Musulmans au piquet!
Suite à ces entretiens, Mohamed VI devrait se rendre à la fin de la semaine en Tunisie. Il devrait proposer d’apporter une aide, notamment économique, au gouvernement en place. En contre partie, les Marocains vont tenter d’obtenir l »engagement du gouvernement tunisien d’aller jusqu’au bout dans la lutte contre contre les frères musulmans, à savoir le mouvement Ennahda de Rached Ghannouchi.
Dans ce contexte, on apprend que le roi du Maroc a dépêché à Tunis, suite à sa réunion avec le roi d’Arabie Saoudite, le ministre de l’Intérieur, Mohamed Hassad et le directeur de la sécurité nationale, Bouchae al Romeil pour préparer le terrain.
Donc si on comprend bien, le Roi d’Arabie séoudite aurait demandé au Roi du Maroc, dont le premier ministre est islamiste, de faire pression sur le président tunisien, qui n’a pu être élu que sgrâce au soutien d’Ennahda et dont le parcours politique depuis trois décennies est fondé sur le dialogue entre progressistes et islamistes, pour que ce dernier répudie Ennahda – sans qu’on précise ce qui serait proposé en échange à Marzouki pour renoncer à sa majorité parlementaire. Et le ministre de l’intérieur marocain Mohamed Hassad, dont le chef de gouvernement, Abdelillah Benkirane, est islamiste, se serait déplacé à Tunis, pour demander à ses interlocuteurs tunisiens de refuser ce qu’il accepte, à savoir s’allier avec un parti islamiste. Sérieux? Et je passe sur Bouchaïb Rmaïl, dont le nom est massacré…
Cette assertion, sans la moindre source ou référence, qui omet d’expliquer pourquoi l’Arabie séoudite ne demanderait pas d’abord à Mohammed VI de congédier le PJD sous un prétexte quelconque, est reprise par plusieurs sites d’information tunisiens, dont Kapitalis, et la presse algérienne – Liberté par exemple. Kapitalis rajoute certes quelques détails assez spéculatifs – « si on s’amuse à lier cette information au voyage-éclair que Béji Caïd Essebsi, président de Nida Tounes, a effectué cette semaine aux Emirats arabes Unis, et dont rien n’a filtré jusqu’ici, sauf qu’un avion spécial lui a été dépêché à cette occasion, on en conclura qu’une grande partie d’échec est en train d’être jouée dans la région et dont notre pays semble devenir l’une des pièces maîtresses. Wait and see ! » – mais rien ne permet de donner plus de crédit à la thèse d’un Roi du Maroc allant sermonner Marzouki sur son choix d’alliances électorales.
Certes, le Roi a reçu Béji Caïd Essebsi en audience lors de sa visite officielle, et il est probable que les prochaines échéances électorales aient été discutées tant avec lui qu’avec Marzouki. Certes, le Maroc fait clairement partie du clan séoudien, alors que la Tunisie de Marzouki est très proche du Qatar. Mais si l’Arabie séoudite et les Emirats arabes unis, principaux alliés arabes du Maroc, détestent les islamistes remportant des élections car cela rappelle trop à leurs populations l’absence d’élections, pourquoi ne commenceraient-ils pas d’abord par faire pression sur le Roi du Maroc pour qu’il débarque Benkirane? Et pourquoi le Roi, pour qui la cause du Sahara est primordiale, prendrait-il le risque de se fâcher avec un président qui n’aurait qu’à reconnaître la « RASD » pour se venger d’une immixtion malvenue ou maladroite dans les affaires intérieures tunisiennes? Il est fort possible que le Roi ait encouragé Marzouki à se rapprocher du clan séoudien, mais il est peu probable qu’il se soit impliqué dans les détails d’un tel rapprochement et surtout qu’il y ait trouvé motif à s’emporter violemment contre Marzouki.
L’imbrication entre politique intérieure et politique maghrébine est également visible dans l’appréhension du phénomène terroriste en Tunisie – qui ne date bien évidemment pas de 2011: entre Ansar sharia et l’AQMI, le premier étant d’obédience interne et l’autre externe, les acteurs politiques et médiatiques peuvent choisir l’option confortant leur positionnement politique – l’anti-Ennahda aura tendance à ne retenir qu’Ansar sharia pour stigmatiser le risque posé par l’islamisme interne, alors que la troïka serait tentée de faire porter le fardeau sur l’AQMI, excroissance transnationale d’un phénomène initialement purement algérien – bien entendu, des points de vue nuancés existent aussi, et les accusations de présupposés idéologiques ne suffisent pas à décrédibiliser les faits, comme ceux de l’attaque du domicile du ministre de l’intérieur (!) à Kasserine, relevés par Nawaat. Les études sérieuses et documentées – celle de WINEP ou celle de l’ICG – montrent ainsi que facteurs internes et externes coexistent pour expliquer le terrorisme en Tunisie, ce qui n’empêche pas le premier ministre algérien Abdelmalek Sellal d’accuser le Maroc d’être la source des maux terroristes de la Tunisie, de l’Algérie et du Sahel (Boko Haram n’a pas été mentionné, un oubli sans doute):
La drogue en provenance du Maroc alimente les groupes terroristes en Tunisie et dans les pays du Sahel et l’Algérie détient des preuves irréfutables de ces filières et la connexion entre les narcotrafiquants, les terroristes et les trafiquants d’armes (Le Temps, 13/12/2013)
On retrouve le même phénomène s’agissant du Sahel: selon le point de vue, proche du Maroc ou de l’Algérie, on considérera comme un article de foi soit que le Polisario est un mouvement terroriste (cf. le mercenaire d’idées Claude Moniquet), soit qu’il est absolument inconcevable en toutes circonstances que dans les camps de réfugiés de Tindouf ou dans la population sahraouie en général puissent se trouver la moindre personne tentée par le jihadisme (ils se reconnaîtront). De même, on estimera aussi absurde que les théories de complot autour du 11 septembre le questionnement du rôle exact de la DRS dans la création d’AQMI dans un cas alors que dans l’autre, le terrorisme ne serait qu’un vaste complot des services algériens – alors que la réalité est sans aucun doute plus grise que cela.
Ce n’est pas dans ces conditions qu’une simple rumeur sur une altercation entre Roi du Maroc et président tunisien – dont la véracité est douteuse, et dont le contenu même varie selon les sources – pourra être définitivement tirée au clair. D’où l’intérêt généralement d’ignorer l’anecdotique pour ce qui est moins spectaculaire – le boycott de la visite royale par le leader du Front populaire Hamma Hammami, notamment par solidarité avec les prisonniers politiques marocains, est quant à lui une réalité incontestée…
(1) Par référence à l’Algérie du coup d’Etat de janvier 1992, éradicateur désigne ceux qui souhaitent éradiquer – et pas seulement politiquement – l’islamisme politique, écartant toute intégration dans le système politique.
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