Ce que Marat peut nous apprendre sur la militance en 2013

La lecture des révolutionnaires français a l’avantage sur celle des révolutionnaires d’autres époques d’être plus agréable, dûe au style de la langue de l’époque, qui n’a probablement jamais été dépassé depuis. La biographie des intéressés y contribue aussi – on peut ainsi parcourir avec effarement les Oeuvres complètes de Saint-Just en collection Folio, et se rendre compte qu’elles font environ 1.300 pages, et que Saint-Just fut conventionnel et membre du Comité de salut public avant de mourir guillotiné avec Robespierre le 10 thermidor de l’an II à l’âge de… 27 ans.

L’actualité de leurs écrits ne cesse de frapper le lecteur, comme ce passage de Jean-Paul Marat, l’ami du peuple (nom de son journal, publié quasi-quotidiennement jusqu’à son assassinat par la royaliste Charlotte Corday, et que l’on trouve intégralement sur l’extraordinaire site de la Bibliothèque nationale de France, Gallica)

O mes concitoyens, hommes frivoles et insouciants, qui n’avez de suite ni dans vos idées, ni dans vos actions, qui n’agissez que par boutades, que pour chasser un jour avec intrépidité les ennemis de la patrie, et qui le lendemain vous abandonnerez aveuglément à leur foi, je vous tiendrai en haleine, et, en dépit de votre légèreté, vous serez heureux, ou je ne serai plus. (L’Ami du Peuple, n° 28 du 8/10/1789)

Comment ne pas se sentir personnellement visé, ni sentir les ravages de la facilité d’utilisation des réseaux sociaux, qui pour beaucoup remplace le travail politique réel? Et comment ne pas penser à l’Egypte, qui célèbre l’armée le 3 juillet 2013 après l’avoir chassée (enfin, presque) du pouvoir en juin 2012?

On ne lit pas assez les classiques.

Cheb Khaled, ou le Maroc du one-man show

On peut se poser des questions sur la sagacité à confier des décisions individuelles aux effets aussi importants que la grâce ou la naturalisation à une institution non-élue et n’étant pas sous le contrôle ni des tribunaux ni du Parlement. Peu de gens ont raté cette information: le roi de raï, Cheb Khaled, est devenu marocain depuis le dahir de naturalisation n° 1-13-68 du 20 août 2013 (BO n° 6184 du 5 septembre 2013, p. 2321). Alae Bennani m’a demandé si cette décision était légale.

La réponse simple est: oui sur le fond, probablement pas sur la forme – et n’importe quel étudiant de première année de droit sait qu’une décision ne respectant pas les règles de procédure est, selon la gravité de l’illégalité, soit entachée d’illégalité et annulable par le juge administratif régulièrement saisi par une partie ayant intérêt à agir, soit inexistante (pour les cas extrêmes d’illégalité).

On notera tout d’abord que le dahir en question n’indique pas de base légale à cette décision. Si c’est bien évidemment le Code de la nationalité qui régit la question, aucune précision n’est apportée quant à l’article spécifique sur lequel se serait fondée la décision. On peut déjà écarter les articles qui ne sauraient être pertinents dans le cas d’espèce de Cheb Khaled, que l’on sait être un ami personnel du Roi Mohammed VI (peu de gens peuvent se targuer d’avoir pu emprunter la voiture du Roi pour un transport de Fnideq à Mdiq sur la côte méditerranéenne):

Vous dites fréquenter Mohammed VI, comment qualifiez-vous vos relations ?
J’ai eu la chance de côtoyer le roi lorsqu’il était prince. Puis quand il est devenu roi, il ne m’a pas tourné le dos. Bien au contraire. Il n’a pas changé et ça me touche. On a gardé notre amitié, car c’est un personnage de ma génération qui pense comme tous les jeunes. Il m’invite souvent chez lui quand je suis au Maroc.

Il vous invite pour animer des soirées ?
Non. Il le fait en tant qu’ami. Je peux dire que, à ma façon, je fais partie de la famille du roi. J’en suis fier. (Tel Quel)

L’article 6 du Code de la nationalité, qui traite de la transmission de la nationalité par filiation paternelle ou maternelle, n’est évidemment pas applicable, ni non plus l’article 7, applicable aux enfants de parents inconnus nés au Maroc (Khaled Hadj Brahim est en effet né le 29 février 1960 à Oran, en Algérie). L’acquisition par le bienfait de la loi, prévue à l’article 9 du Code, présuppose la naissance au Maroc ou la kafala, qui ne sont pas non plus d’application ici. Quant à l’acquisition de la nationalité marocaine par mariage prévue à l’article 10, c’est sans doute un des rares cas de la législation marocaine où les hommes sont discriminés car cette possibilité n’est ouverte qu’aux étrangères épousant un Marocain, et donc pas à Cheb Khaled, marié à une Marocaine depuis une quinzaine d’années. On arrive donc tout doucement à l’article 11, qui traite de l’acquisition de la nationalité marocaine par naturalisation, qui est précisément le cas de figure de Cheb Khaled. Voilà ce que dispose cet article:

Sous réserve des exceptions prévues à l’article 12, l’étranger qui formule la demande d’acquisition de la nationalité marocaine par la naturalisation doit justifier qu’il remplit les conditions fixées ci-après :

1° – avoir une résidence habituelle et régulière au Maroc pendant les cinq années précédant le dépôt de sa demande, et résider au Maroc jusqu’à ce qu’il soit statué sur cette demande ;

2° – être majeur au moment du dépôt de la demande ;

3° – être sain de corps et d’esprit ;

4° – être de bonne conduite et de bonnes mœurs et ne pas avoir fait l’objet de condamnation pour :

– crime ;

– délit infamant ;

– actes constituant une infraction de terrorisme ;

– actes contraires aux lois de la résidence légale au Maroc ;

– ou actes entraînant la déchéance de la capacité commerciale.

non effacés dans tous les cas par la réhabilitation ;

5° – justifier d’une connaissance suffisante de la langue arabe ;

6° – justifier de moyens d’existence suffisants.

Est créée une commission chargée de statuer sur les demandes de naturalisation, dont la composition et les modalités de fonctionnement sont fixées par l’administration.

On le voit, sur ces conditions, seule la première semble à première vue devoir poser problème à Cheb Khaled: si le Roi lui aurait offert une villa à Saïdia, rien n’indique que Cheb Khaled y ait vécu de manière permanente dans les cinq années précédant le dépôt de sa demande. Ca tombe bien: l’article 12 alinéa 2 est là qui veille au grain.

Peut être naturalisé nonobstant les conditions prévues aux paragraphes 1, 3, 5 et 6 de l’article 11, l’étranger qui a rendu des services exceptionnels au Maroc ou dont la naturalisation présente un intérêt exceptionnel pour le Maroc.

Cette disposition ne définit pas les « services exceptionnels » ni l' »intérêt exceptionnel« . Comme l’article 13 énonce que la naturalisation exceptionnelle visée à l’article 12 est prise par dahir, et donc par le Roi, ce dernier a une très grande marge de manoeuvre pour apprécier le caractère exceptionnel de ces services ou de cet intérêt, pouvant justifier une naturalisation exceptionnelle. La pratique, même dans des pays occidentaux démocratiques et respectant les principes de l’Etat de droit, est que des personnalités du spectacle, de la recherche ou des sports peuvent obtenir la naturalisation de manière dérogatoire au droit commun – les notions de « services exceptionnels » et d' »intérêt exceptionnel » sont des copies conformes du droit français. (voir aussi, pour un autre exemple, le cas belge).

Petit hic cependant: conformément au principe énoncé à l’article 42 alinéa 4 de la Constitution de 2011, les dahirs sont contresignés par le Chef du gouvernement, sauf ceux expressément mentionnés à cet alinéa – et le dahir de naturalisation exceptionnelle de l’article 12 du Code de la nationalité n’y figure pas. Le contreseing de Benkirane aurait donc été nécessaire, et il ne semble pas avoir été donné – je dis semble, car ni la version arabe ni la version française du BO ne reproduisent le fac-similé du dahir en question. Connaissant la pratique en matière de dahirs – on sait ainsi que les « dahirs » de grâce royale ne semblent pas exister au sens strict et formel du terme (1) – on peut sans doute présumer que le Chef de gouvernement n’aura pas été consulté et encore moins invité à contresigner ce dahir. En l’absence de publication officielle des originaux des dahirs royaux, impossible de s’en assurer, et impossible également de connaître la motivation de cette naturalisation et la nature de l’intérêt exceptionnel qu’y trouverait la nation marocaine.

De toute façon, à supposer même que la naturalisation de Cheb Khaled soit irrégulière en la forme, ce qui est fort plausible, qui pourrait contester une telle décision? On sait qu’au Maroc, selon une jurisprudence ancienne et jamais contredite, les actes royaux ne sont susceptibles d’aucun recours judiciaire – cf. les arrêts de la Cour suprême Abdelhamid Ronda du 18 juin 1960, Abdallah bensouda du 15 juillet 1963 et Société propriété agricole Mohamed Abdelaziz du 20 mars 1970, relatifs à des dahirs, et qui rendent absolu l’arbitraire royal. A supposer même, par extraordinaire, que cette jurisprudence n’existe pas, qui pourrait agir? Une lecture rapide du Code de la nationalité laisse penser que le ministre de la justice, compétent de manière générale en matière de nationalité marocaine, devrait être considéré comme apte à réagir. Mais il suffit de penser cette pensée – le ministre de la justice Mustapha Ramid agissant contre une décision royale de naturalisation – pour se demander si on a toute sa raison.

Voilà donc encore une décision qui peut, en l’état actuel de notre droit, être prise sans justification et sans nécessairement respecter les conditions légales. pas grave: on a l’habitude!

Seul avantage de cette décision: procurer des aigreurs d’estomac à certains journaux et politicians locaux algériens, et s’amuser rétrospectivement de la hasbara d’un bloggeur voué cops et âme au séparatisme.

(1) Au sens où un document intitulé dahir serait effectivement signé selon les conditions de forme et ferait l’objet d’une copie transmise au bénéficiaire. Dans les faits, et selon des sources judiciaires bien informées, il ne semble pas y avoir de dahir de grâce, ni de contreseing par le Chef de gouvernement alors que l’article 42 alinéa 4 de la Constitution l’exige, et aucune copie n’est transmise au bénéficiaire de ladite grâce, mais seulement une attestation de l’administration pénitentiaire précisant la date de la grâce et son étendue.

Entre médias (et lecteurs), la conjuration des imbéciles

Les théories du complot au sujet des révolutions arabes me fascinent: alors qu’il y a suffisamment de complots réels – par exemple le coup d’Etat égyptien du 3 juillet ou les assassinats politiques en Tunisie (on apprenait il y a quelques jours que la CIA avait alerté ses collègues tunisiens des menaces pesant contre Mohamed Brahimi, sans réaction aucune du ministère nahdaoui de l’intérieur – on s’échine à en inventer de toutes pièces. L’Egypte par exemple, et plus particulièrement la chute de Moubarak: confondant opportunisme et complot, d’aucuns avancent que ceux qui ont tiré profit des ou réagi aux circonstances – l’armée égyptienne, les Frères musulmans, les Etats-Unis, le Qatar, la Turquie, le Mossad, l’Iran, faites votre choix – ont en fait dirigé le théatre de marionnettes de derrière les coulisses. L’absence de preuves est considérée comme une preuve accablante: ça prouve que le complot était drôlement bien exécuté!

De retour dans le monde réel, les acteurs principaux en tombaient plutôt de leur chaise lorsque les événements prirent la tournure bien connue, avec la chute de Moubarak le 11 février:

The changing lifestyle, the changing faces, the changing topics; that’s not really strange for me. It’s actually sometimes enjoyable. This is how we lived and in 2011 no one was really ready for it. It was shocking for everyone, you know, even the people who were planning it. You talk to the Revolutionary Youth Council, and they tell you they thought it was going to be a minor protest, security would crack down on them, and they’d take everyone and make an example of them but then everyone was stunned by what happened. (Mohannad Sabry, journaliste égyptien interviewé par Cairo Scene)

Et d’ailleurs, pour rester avec le même journaliste – la focalisation excessive sur les questions sécuritaires ou plutôt les images violentes – les médias ont couvert toutes les émeutes au Caire depuis 2011, mais combien ont couvert les conflits sociaux et les grèves?

I think it’s a general mistake we make in Egypt and all over the Arab world that we tend to look at issues and subjects through a very short and tight security lens. We only deploy in a situation where the police and the protestors are confronting each other, or we only cover somewhere the military has taken action, which is really fucked up, because there is a lot beyond the security crisis. What we tend to ignore all the time are the socioeconomic aspects which are a reflection of the security crackdown in that community. If you start looking from a journalist’s position, you start looking at things from a different point of view which is the social point of view or the socioeconomic point of view; you’ll get more stories earlier than a lot of people because my understanding is if we had not shed the light on the Suez crisis that was happening in July 2011, it would have evolved into something bigger, and then the media would’ve jumped in to cover the clashes or the massive protests. So I guess it’s not a matter of having an eye for those things, but it’s more about getting out of the box and not analysing things through the really simple conventional way. I mean, security is not everything after all.

Et ça vaut également pour la couverture des événements au Sinaï:

So, how is it that Sinai became your area of expertise?

In 2008 I went to Sinai on a personal trip, and I’m still in love with it. I speak the Bedouin dialect pretty fluently, and I understand a lot of a dialects that normal people wouldn’t, so I always had a connection with the Sinai Bedouins. I was going there to start working with an Egyptologist friend of mine on a smart, cultural guide to Sinai but that got put off.

What’s life like there?

To me, it’s beautiful. Sometimes I feel it’s safer than Cairo. In Cairo, you’re facing protests and you hear about your colleagues getting beaten up. All that doesn’t exist in the villages of Sinai but that’s a personal feeling that has nothing to do with what we’re discussing. The villages in North and South Sinai are the source of the issue because those are villages that don’t have proper water in a country that has the Nile. They don’t have electricity and are forced to steal wires from street lights or whatever. Those villages are basically microcosms of the Sinai crisis.

How do you approach talking to Bedouins as a journalist?

The Bedouin community is a very conservative community. Not conservative as in religious, but very conservative at every other level. You’re talking about Bedouins that live on a border. I’ve covered the borders with Libya, and the border with Gaza and Israel and those cross-border citizens are always extremely conservative and extremely protective due to the nature of their community. When you go there you have to respect the culture, don’t expect to see someone on the street and not say “el salamu allaikum.” Don’t expect to walk into any house thinking you’re walking into a coffee shop in Cairo, and always make sure that people know you because when you drive into a village, no matter how disguised you are, they will always know you are an outsider, and an outsider always means one of two things: you’re either a welcome guest or a trespasser. That’s not to mention that this community has been suffering marginalisation for the last 30 years. When the war with Israel was finally done, we signed the peace treaty and everything was nice but the Bedouins who fought for Egypt were discriminated against from the government and the people. The fact that you’re a civilian doesn’t make you any less guilty than the government. So you come from the culture they suffered from for over 30 years, and you’ve got to take this all into consideration and you give them their time to trust you.

(…)

So how do you approach the violence and crime when you report?

You just have the community talk to you. You don’t have to meet the criminals. Also, what we view as a crime is not always viewed as a crime by everyone. Look at the tunnels, for example, which everyone views as the biggest mess of Sinai. If you go back to 2011, I waited for something like five months to finally get to a tunneller to talk, because I didn’t want to go to someone who would want money for their time or someone who would tell me what would please me. I wanted someone who would want to talk to the media and that was it. For them, it was about making a living, and the guys were very clear about it. They said if we had a job like yours, if we had security like you, we would give up risking our lives 30 or 40 times a day. Unfortunately, two of the cousins of the guy I interviewed were injured, and one of them died in a tunnel.

What, in your personal opinion, would solve Sinai’s long standing issues?

Let’s take a very simple example, the tunnels, which are a major thing; I’m not undermining the threat of the tunnels, or the intensity of the issue itself. But, let’s look at how the Egyptian administration deals with it and what the general public want done. Everyone is saying shut down the tunnels, simple. OK, do you think that if you shut down the tunnels that’s going to deal with the issue? No, because the tunnels are essential for two communities. One is living off of them, and one eats from them. The government, for decades, has been cracking down on tunnels, blowing them up, flooding them with water or letting them go, and has never tried to resolve the issue that forced people to get involved in the tunnel business in the first place. It’s the fact that they are marginalised and have no other job. They have one of the most fertile lands in the country but they don’t have water to plant with, they don’t have electricity to run the generators on their farms, and they keep demanding this from the government, and the government keeps turning a blind eye on their legitimate demands. Not only this, but the whole country has an idea that Sinai is just an empty piece of land with a bunch of bandits running around. No it’s not, it’s a part of the country that has a massive community in one of the most critical regions in Egypt, and is totally marginalised, even at a security level. I mean, if you want to secure a border, make the people living there happy, don’t force them to break the law.

Mais il est évidemment plus facile de parler de complots fantasmagoriques d’apporter des informations directes de zones de conflit ou de couvrir et analyser, à partir de situations concrètes, la situation sociale de catégories sociales dont les médias – et, soyons francs les lecteurs aussi – s’en moquent.