La liste de Daniel

Comme tout le monde le sait désormais, le Roi a, dans son habituelle grâce royale de la Fête du trône, grâcié un violeur pédophile multirécidiviste, Daniel Fino Galván, condamné dans un jugement historique de 2011 à 30 années de réclusion criminelle pour avoir violé onze mineurs âgés de 2 à 15 ans entre 2004 et 20062010, dans un quartier populaire de Kénitra. Il a quitté le territoire marocain en dépit d’un passeport espagnol périmé, le consulat d’Espagne ou les autorités marocaines ayant facilité son départ, alors même qu’il n’a pas payé les dommages-intérêts dûs à ses victimes. Rendue publique le 30 juillet, la nouvelle a fait l’effet d’une bombe sur les réseaux sociaux et a donné lieu à un niveau de critiques – directes et personnelles – inégalé du Roi et d’une décision royale. De manière unique dans l’histoire du Maroc, plusieurs manifestations publiques se tiendront ce vendredi 2 août à travers le pays, et notamment à Rabat, en face du Parlement, pour critiquer la grâce royale.

Les médias officiels et officieux, tétanisés, ont soit fait la sourde oreille et parlé de tout sauf du fond – à savoir la grâce royale. La débat sur les réseaux sociaux englobe quant à lui le remise en cause tant de la prérogative royale – le Roi ne devrait plus exercer le droit de grâce estiment certains, dont l’auteur de ces lignes – que le principe des grâces – certains voudraient les abolir (ce n’est pas mon cas). Le ministre de la justice renvoie la responsabilité de la confection de la liste des graciés au Palais. La procédure en matière de grâces royales – régie par un dahir de 1958 – a été débattue, ainsi que bien évidemment le rôle de chacun – Roi, ministre de la justice et chef du gouvernement – dans la procédure de grâce royale telle qu’elle existe actuellement. Rappelons pour simplifier que le droit de grâce est dévolu au Roi en vertu de l’article 58 de la Constitution (« le Roi exerce le droit de grâce« ), mais que l’article 42 alinéa 4 de la Constitution la soumet au contreseing du Chef du gouvernement – une grâce royale est donc dépourvue de toute valeur juridique tant qu’elle n’a pas été contresignée par le premier ministre. Quant à la procédure, elle est régie par le dahir n° 1-57-387 du 16 rejeb 1377 (6 février 1958) relatif aux grâces. Une commission des grâces est instituée sous l’égide du ministère de la justice, selon les dispositions suivantes:

Art : 9 – Il est institué à Rabat, une commission des grâces chargée d’examiner les demandes en remise de peines ainsi que les présentations effectuées d’office à cette fin.
Art : 10 – La composition de cette commission est fixée ainsi qu’il suit :
Le ministère de la justice ou son délégué, président ;
Le directeur du cabinet royal ou son délégué ;
Le premier président de la Cour suprême ou son représentant ;
Le procureur général près la Cour suprême ou son représentant ;
Le directeur des affaires criminelles et des grâces ou son représentant ;
Le directeur de l’administration pénitentiaire ou son représentant.
Le secrétariat de la commission est assuré par un fonctionnaire dépendant du ministère de la justice.
Art : 11 – La commission des grâces se réunit aux dates fixées par le ministre de la justice et à l’occasion des fêtes de l’Aïd-es-Seghir. de l’Aïd-el-Kebir, du Mouloud ou de la fête du trône.
Art : 12 – La commission examine les requêtes ou propositions qui lui sont transmises en s’entourant de tous renseignements utiles; elle émet un avis qui est adressé au cabinet royal pour être statué ce qu’il appartiendra par Notre Majesté Chérifienne.
Art : 13 – Notre décision est exécutée à la diligence du ministre de la justice.

Si trois institutions sont impliquées – le ministère de la justice, le Chef du gouvernement et le Roi – c’est donc bien le Roi qui a le dernier mot – la décision finale lui appartient en propre, ainsi qu’en dispose l’article 12 du dahir (« La commission (…) émet un avis qui est adressé au cabinet royal pour être statué ce qu’il appartiendra par Notre Majesté Chérifienne« ).

Je ne compte pas entrer dans le détail de ce débat, que je tâcherai de traiter ultérieurement. Je tiens surtout à traiter un question qui me turlupine – l’existence ou non d’une liste de noms fournie par la partie espagnole à la partie marocaine en vue d’une grâce de détenus espagnols, demandée par le Roi d’Espagne Juan Carlos lors de sa dernière visite officielle au pays, le 15 juillet dernier. Ceci ne disculpe en rien le Roi ni le Chef du gouvernement de la responsabilité morale et politique de cette grâce, qui est juridiquement de leur seul fait, ni le ministre de la justice, dont des collaborateurs affirment qu’il aurait attiré l’attention du Palais sur la présence de Daniel Fino Galván parmi les 48 détenus espagnols graciés. Mais la question cruciale aujourd’hui est bien évidemment la suivante: qui a inscrit le nom de ce dernier, et dans quelles circonstances – sachant par ailleurs que Galván est littéralement le 48e nom sur la liste, ainsi que le rapporte Yabiladi?

Si l’on revient sur la visite de Juan Carlos, on apprend que ce dernier avait évoqué le sort de prisonniers espagnols détenus dans des prisons marocaines. Chacun connaît l’état des prisons de notre pays, et il est normal qu’un chef d’Etat étranger sollicite un geste de clémence en faveur de ses ressortissants détenus dans des conditions sinon inhumaines du moins dégradantes. Le Maroc aurait pu rétorquer par une offre de transfèrement, à savoir l’accord bilatéral pour l’accomplissement en Espagne des peines de prison prononcées à l’encontre d’un détenu espagnol par un tribunal marocain, conformément à la convention du 30 mai 1997 sur l’assistance aux personnes détenues et sur le transfèrement des personnes condamnées. Le Maroc aurait également pu déterminer avec soin la liste des détenus à gracier, en fonction de critères humanitaires (âge, situation de famille, état de santé) ou de politique pénale (peine courte, infraction de moindre gravité, comportement du détenu en détention) habituels en matière de grâce.

Ce n’est donc pas décharger les institutions marocains de leur très lourde responsabilité dans ce dossier que de s’intéresser aux conditions d’élaboration de la liste.

Récapitulons: le roi Juan Carlos se rend au Maroc en visite officielle et évoque la situation des prisonniers espagnols au Maroc, demandant au Roi Mohammed VI un geste de générosité. S’il faut en croire Ignacio Cembrero, le célèbre correspondant au Maroc du principal quotidien espagnol El Pais, seul un nom aurait été évoqué – celui de Antonio García Vidriel, une cause célèbre en Espagne. A l’opposé, le site d’information Lakome – qu’on ne peut guère soupçonner d’être mû par la volonté de blanchir à tout prix le Palais dans cette histoire – rapporte qu’une liste de 30 noms aurait été remise au Roi du Maroc, et rajoute même que le nom de Daniel Fino Galván aurait été inscrit sur la liste à l’insistance des services de renseignement espagnols.

Voilà donc deux versions totalement contradictoires – aucune liste de noms de remise au Roi du Maroc et donc responsabilité exclusive de ce dernier, ou liste de noms remise, avec ou non le nom de Daniel Fino Galván, et circonstance atténuante (je ne suis pas d’accord avec ce dernier argument, le Maroc ayant souverainement pu refuser la grâce à celui-ci en raison de la nature pédophile de ces crimes – je vois mal l’Espagne pouvant en faire le reproche au Maroc).

A titre personnel, la version officielle espagnole me paraît impossible à croire. L’Espagne comptait avant cette grâce de 48 détenus 163 ressortissants dans les geôles marocaines. Le Roi Juan Carlos sollicitant la grâce d’au moins un prisonnier espagnol et en soulignant la situation difficile des autres, le ministère des affaires étrangères espagnol, qui a préparé la visite royale, devait bien s’attendre, en cas de réaction positive du Roi du Maroc, à ce que ce dernier demande que lui soient signalés les cas de prisonniers espagnols que les autorités espagnoles souhaitaient voir graciés.

Il faut se rendre compte qu’une visite officielle d’un souverain étranger est préparée, généralement par le ministre des affaires étrangères avec l’aide de l’ambassade présente dans le pays hôte. Une telle visite comporte généralement un agenda, pas forcément mais le plus souvent convenu entre les parties. A l’appui de cet agenda, au moins une note de briefing générale est préparée au bénéfice du chef de l’Etat, et elle peut – ou non – contenir des notes annexes plus précises. Si les discussions doivent déboucher sur un résultat concret – et la libération de ressortissants nationaux des prisons du pays hôte en est un – la note de briefing détaillera les demandes spécifiques à faire, qui peuvent être détaillés. Il va de soi que si la démarche vise à la libération de prisonniers, une liste nominative est généralement prévue, ou à défaut une liste des catégories de prisonniers pouvant être libérés (par âge, type d’infractions, état de santé, etc).

Dans ce cas précis, l’Espagne comptait, avant la grâce royale, 163 prisonniers au Maroc, dont les 48 graciés. Il me paraît difficilement concevable que les Espagnols aient demandé des mesures en faveur de ses ressortissants incarcérés sans avoir établi de priorités – aucun pays ne demande généralement de grâce aléatoire de ses ressortissants, selon le bon vouloir du pays hôte. Alternativement, une grâce de tous les ressortissants aurait pu être demandée, mais ça ne semble pas avoir été le cas ici.

Difficile de croire que Juan Carlos se soit rendu les mains dans les poches dans un entretien bilatéral avec Mohammed VI, sans aucune liste à sortir en cas de réaction positive de ce dernier. A supposer même qu’il n’ait eu aucune liste à ce moment, difficile de croire que l’ambassade d’Espagne à Rabat n’ait pas transmis, formellement ou un informellement, une liste des prisonniers espagnols spécialement identifiés comme méritant une grâce par les services consulaires espagnols, censés les suivre en prison.

Si aucune liste n’a été présentée, cela friserait l’incompétence; si une liste a été présentée, pourquoi le nier? Tout en sachant que si une liste espagnole existe, il n’est pas sûr qu’elle ait contenu le nom de Daniel Fino Galván tant le Palais marocain que le ministère de la justice auraient tout intérêt à la produire si c’était le cas. En même temps, le trouble demeure, surtout à la lumière des révélations précitées de Lakome. Il est probable que l’on n’en sache guère plus…

Le trouble demeure, et pas seulement du côté marocain.

12 Réponses

  1. Rien de nouveau au pays de la pédophilie, de la débauche, de la turpitude et autres.

  2. merci pour ces precisions. Au sujet du non- versement des dommages-interets, cela ouvre t il la porte a une demande d’extradition ou de proces en Espagne?
    deuxiemement, y a t il un argument juridique qui ferait de la grace de cet individu une mise en danger de la vie d’autrui tant il a ete etabli que les pedophiles recidivent et que celui ci n’a fait acte d’aucune contrition et n’a pas ete rehabilite?

  3. Le pédagogue :

    Beaucoup de personnes sont atteintes de la cécité du cœur et ne peuvent donc pas voir ce qui est éclatant.
    Le remède n’est pas compliqué : Il suffit qu’elles veuillent voir et Allaah, dans Son infinie miséricorde, permet à quiconque le veut de voir avec le cœur.
    La Vérité est simple.
    Le régime qui sévit au Maroc est le même depuis des lustres.
    Ceux et celles qui se complaisent dans l’aveuglement pour ne pas le voir ne trompent qu’eux-mêmes.
    « Lmkhzen », vous voyez ce que c’est ?
    « Le makhzen ».
    « Almakhzane ».
    Ce terme arabe renvoie à magasin, et concernant le Maroc, il s’appliquait à l’origine à l’entrepôt de stockage des vivres accumulés par « le sultan » (du mot arabe « soltaane″, titre que s’attribuait au Maroc un personnage soutenu par un groupe ou plusieurs, un clan ou plus, appuyé par des moyens armés, religieux, économiques, culturels et autres, pour dominer une population, contrôler un territoire et imposer ce qui a été appelé en français un « sultanat ».
    Avant le colonialisme, ce « sultanat » avait du mal à s’imposer face aux luttes des populations et le « pouvoir » du « sultan » était limité à ce que le colonialisme a appelé « bled lmkhzn », pays du makhzen ou « Maroc utile », face à ce qu’il a appelé « bled siba », pays de l’anarchie pour désigner les régions qui contestaient le « pouvoir » du sultan, ou « Maroc inutile ».
    La soldatesque colonialiste a fait en sorte que « le sultanat » regroupe le « Maroc utile » et le « Maroc inutile ».
    « Le sultan » est devenu « roi » et « le sultanat » a été transformé en « monarchie héréditaire dite de droit divin ».
    Un régime qui se réfère toujours à l’Islaam pour tenter d’asseoir une sorte de « vitrine » que l’Islaam rejette, dénonce, condamne et combat.
    Les croyants et les croyantes (almouminoune wa almouminaate) savent que des régimes de ce genre, n’ont rien à voir avec l’Islaam et que depuis des lustres, aucun État Musulman n’existe plus, nulle part.
    Plus largement, le terme était utilisé pour désigner « le pouvoir » dans « le sultanat » du Maroc, « l’autorité » du sultan et de ses employés.
    Avec le colonialisme, la France a pris en charge « le sultanat » et sa protection contre les populations qui n’ont jamais cessé la résistance.
    Le colonialisme a introduit dans ce « protectorat » le terme « État » pour remplacer celui de « mkhzn » et a mis en place les mécanismes qui ont transformé « le sultan » en « roi » » et « le sultanat » en « monarchie héréditaire dite de droit divin ».
    Ce régime est toujours appelé « lmkhzn » par les marocains.
    Pour eux, c’est synonyme d’arrogance, de mépris, d’oppression, de pillage, de corruption, de mensonges, de censure, de torture, de terreur et autres crimes.
    Vous n’arrivez toujours pas à voir ?

  4. Le pédagogue :

    Lors de la séance inaugurale de l’université d’été organisée par Cap Démocratie Maroc (CAPDEMA) à la faculté des sciences juridiques Souissi à Rabat en juin 2013, l’historien Maati Mounjib a soutenu que :
    « Le makhzen est un système pragmatique qui ne pense qu’à se perpétuer.
    L’histoire nous enseigne que ce système ne s’est jamais préoccupé du développement du pays et ne manifeste de patriotisme que dans la perspective de sa survie ».

  5. Petite question au juriste, qui me turlupine encore plus depuis l’annonce de l’arrestation de Galvan en Espagne.

    L’annulation de la grâce royale est elle légale ? Peut on considérer comme souhaitable d’un point de vue juridique qu’une grâce puisse être retirée après avoir été octroyée (le principe de la grâce étant acquis) ? Faut il limiter dans le temps ce droit de repentir ou le supprimer totalement ?

    L’arrestation en Espagne d’une personne graciée, pour des crimes déjà jugés, est-elle aussi légale ? Comment peut-on légalement envisager de rejuger une personne pour des crimes pour lesquels elle a été condamnée et légalement graciée ? Le fait que l’Espagne considère qu’une grâce ne peut pas être annulée concerne t il seulement les grâces espagnoles, ou toutes les grâces ?

    Est il souhaitable, au cas où la réponse à ces questions serait négative, d’enfermer un individu sans bases juridiques, aussi odieux et haïssable qu’il soit, et aussi injuste et révoltante qu’ait été sa remise en liberté ? Réparer un abus par des actes sans base légale est-il réellement une réparation ?

    Et finalement, n’y a t il pas un risque réel que l’Espagne soit obligée de libérer à nouveau Galvan ?

  6. Mezgarne je me posais les memes questions.
    Le roi n’est il pas en train d’essayer de reparer son erreur par une nouvelle demonstration d’arbitraire? Quel est le fondement juridique du retrait de la grace en droit marocain?

  7. Le pédagogue :

    « Et c’est ainsi que Nous avons mis dans chaque cité, ses grands criminels afin qu’ils y trament leurs ruses, mais ils ne rusent que contre eux-mêmes et ils n’en sont pas conscients ».
    (Alqoraane, sourate 6, Alan’aame, Les Bestiaux, aayate 123).

    Salaah Addiine Kachriid note que quand le mérite se base uniquement sur la piété et la vertu, la société est dirigée par les plus vertueux et c’est ainsi que règnent la propreté et la justice.
    Mais quand le mérite se base sur la force brutale et sur la puissance d’argent sans aucune considération pour les valeurs morales, l’élite d’une telle société se trouve être sa pègre et ses escrocs et c’est le règne de la pourriture et de l’injustice sous toutes ses formes.
    Salaah Addiine Kachriid (Salah Eddine Kechrid), traduction du Qoraane, Loubnaane, Bayroute, éditions Daar Algharb Alislaamii, cinquième édition, 1410 (1990), première édition, 1404 (1984), page 183 (note de bas de page).

  8. […] avez suivi l’affaire DanielGate, ici et encore ici ou ailleurs, et vous vous êtes tous rendus compte que le système des grâces […]

  9. […] Moroccan legal blogger Ibn Kafka pointed out, several branches of government were in charge of reviewing pardon candidates, but the king had […]

  10. […] Published in English on Jadaliyya.com and in French on Ibn Kafka’s Obiter Dicta Read the original here. […]

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