Le gouvernement Benkirane: Verre à moitié vide ou à moitié plein?

Voici quelques extraits d’une chronique publiée sur le site Yabiladi.com, consacrée au nouveau gouvernement d’Abdelillah Benkirane:

On ne peut passer sous silence la rupture que constitue l’arrivée à la primature d’un parti islamiste au Maroc.  (…)

Pour la première fois depuis 1965, le Maroc compte un ministre de l’intérieur – Mohand Laenser (MP) – représentant d’un parti politique et non plus soit sécuritaire, soit technocrate. Et pour la première fois depuis 1983, c’est le représentant d’un parti – Saadeddine el Othmani (PJD) – qui est ministre des affaires étrangères. Enfin, et même si l’USFP a à deux reprises détenu le portefeuille de la justice, Me Mustapha Ramid du PJD marque une rupture symbolique réelle à la tête de ce ministère – avocat attitré des salafistes suspectés de terrorisme, sympathisant du mouvement du 20 février et physiquement malmené jusqu’il y a peu par la police lors de manifestations. (…)

Le gouvernement est de facto dominé par le PJD, et ses partenaires ne pèsent pas très lourd. (…)

On peut gloser à l’infini sur le positionnement réel du PJD dans le champ politique marocain, et en particulier sur ses relations vis-à-vis de l’acteur dominant dans ce champ – le Palais. (…)  Aucune garantie donc pour que le PJD demeure durablement fidèle à son autonomie vis-à-vis du Palais.

La Constitution de 2011 n’a pas fait du Maroc une monarchie scandinave. Le Roi détient des pouvoirs formels considérables, notamment sur l’appareil judiciaire, l’armée et le travail gouvernemental (il préside le Conseil des ministres dont il détermine ainsi l’ordre du jour), et ces pouvoirs sont encore accrus par le véritable « gouvernement de l’ombre » que constitue le cabinet royal (…)

Enfin, les espoirs placés en Benkirane et le PJD sont démesurés. (…)

La suite est donc ici.

Mes chroniques précédentes:

– « Printemps arabe : Et maintenant où on va ? » (18 octobre)

– « Le PJD, ou l’espoir incertain d’une évolution vers l’AKP (ou Ennahda) » (25 novembre)

Le pouvoir constituant au Maroc est le Roi (IV): l’élaboration de la constitution se fait au Palais

J’ai détaillé récemment le processus ayant précédé l’adoption de la première constitution marocaine en 1962. Les intentions royales avaient initialement été relativement ambitieuses: un Conseil constitutionnel de 78 membres, certes désigné par le Roi, chargé de rédiger le projet de constitution à soumettre à référendum, et censé comporter des représentants des différentes tendances religieuses, politiques et régionales du Maroc. Ce Conseil constitutionnel était censé répondre à la revendication cardinale de l’USFP, de l’UMT, de l’UNEM et du PCM – l’élection au suffrage universel direct d’une assemblée constituante rédigeant la constitution. Cette tentative fut vaine: l’opposition de gauche maintînt son opposition de principe à la « constitution octroyée » – le IIe congrès de l’UNFP en mai 1962 avait affirmé son « attachement à l’élection d’une assemblée constituante« , tandis que son comité central rappelait « le droit sacré du peuple marocain à élaborer par ses représentants, sa propre constitution« , la « constitution octroyée » ne servant qu’à renforcer « le pouvoir personnel absolu » (1). Le Conseil constitutionnel, créé à la veille de la mort de Mohammed V, tomba rapidement en déshérence, la constitution de 1962 devant finalement être rédigée directement par le Roi Hassan II, juriste de formation, et des experts, notamment français (2).

Aucune des révisions constitutionnelles intervenues depuis 1962 n’a atteint, dans ses modalités d’élaboration, le niveau d’ambition représenté par la nomination de ce Conseil constitutionnel (rien à voir avec un tribunal constitutionnel) en 1960, bien qu’il fut très modeste par rapport à l’exigence démocratique d’une assemblée constituante librement élue chargée d’élaborer un projet de constitution soumis ensuite au référendum. Tant l’adoption de la constitution de 1962 que les révisions ultérieures ont été marquées, au stade de l’élaboration, par les caractéristiques suivantes:

  • le Roi choisit seul l’opportunité et le moment de la révision constitutionnelle;
  • le Roi désigne, de manière confidentielle ou officielle, les experts ou personnalités, marocaines ou étrangères, chargées de tenir la plume, sachant que le Roi se réserve le droit d’intervenir à sa guise dans la rédaction de la constitution;
  • les travaux de ce groupe d’expert sont confidentiels, en l’absence de tout débat public ou partisan et de toute possibilité donc d’influer sur le contenu du projet soumis à l’appréciation royale;
  • le Roi décide seul du sort réservé au projet émanant de ces experts, retenant ce qui lui plait, éliminant ce qui lui déplait et modifiant à son gré;
  • le référendum constitutionnel a un caractère plébiscitaire, forme modernisée de la bei’a traditionnelle (ce dernier aspect a fait  l’objet d’un billet sur l’historique des référendums constitutionnels marocains)

Ainsi en 1962, ignorant les revendications relatives à une assemblée constituante, laissant le Conseil constitutionnel mourir de sa belle mort, la première constitution du Maroc indépendant fut l’oeuvre personnelle de Hassan II. Dans la prose inimitable de Khalid Naciri, qui fut professeur de droit constitutionnel avant de devenir le mémorable ministre de la propagande communication d’aujourd’hui, cela donne ceci:

Le  Roi  Hassan  II  s’attela  rapidement  quant  à  lui,  à l’élaboration d’une constitution en bonne et due forme. A mi-chemin entre le  procédé  royal  classique  de  l’octroi,  et  la  revendication  d’une  assemblée constituante réclamée en particulier par la gauche, le procédé constitutionnel marocain a opté pour une rédaction par le Roi assisté par des techniciens du droit  constitutionnel,  le  projet  étant  alors  soumis  à  l’approbation référendaire. (Khalid Naciri, « Le droit constitutionnel marocain ou la maturation progressive d’un système évolutif« , p. 5)

Bien évidemment, contrairement à ce qu’avance Naciri, une constitution rédigée « par le Roi assisté par des techniciens du droit » ne peut rationnellement être considérée comme étant à mi-chemin entre la constitution octroyée et l’assemblée constituante, mais doit plutôt être vue comme étant… octroyée: le Roi rédige, écoutant ou non les conseils de son entourage selon son bon vouloir.

Pour citer le politologue français Bernard Cubertafond, auteur d’un excellent ouvrage (« Le système politique marocain« , L’Harmattan, Paris, 1997 ), que j’ai déjà cité auparavant:

(…) la production constitutionnelle est étroitement contrôlée, voire verrouillée, par le Roi à tous les stades: l’initiative, les révisions, les ratifications avantageusement présentées comme renouvellements de l’allégeance, et même l’interprétation. Le Roi détermine les règles du jeu politique, les suspendant, les durcissant, les assouplissant, selon son appréciation de la conjoncture mais en préservant toujours la suprématie de son pouvoir exclusif d’orientation, d’arbitrage, d’impulsion et de contrôle. (…) Nous verrons toutefois en même temps que, sous la pression d’une demande croissante de démocratisation, une certaine participation-consultation est prise en compte (…) ( Bernard Cubertafond, « Le système politique marocain« , L’Harmattan, Paris, 1997, p. 56)

Faisant souvent appel à des juristes français – Maurice Duverger, Georges Vedel, Jacques Robert et Michel Rousset ont de notoriété publique été, chacun son tour, impliqués dans toutes les constitutions marocaines de 1962 à 1996 – réservant parfois la primeur de l’annonce de la révision à la presse française (comme en 1970 (3)), aidé par ses conseillers (Ahmed Réda Guédira de 1962 à 1996, Driss Slaoui, Mohamed Moatassime en 1996) et quelques hauts fonctionnaires (feu le secrétaire général du gouvernement Abdesadiq Rabi’i en 1996) ou plus rarement ministres (Abdellatif Filali, alors premier ministre, en 1996), le Roi – alors feu Hassan II, juriste de formation – a le dernier mot sur le contenu de la constitution ou des révisions proposées.

Qu’en sera-t-il en 2011? L’initiative est exclusivement royale, de même que le périmètre de la révision constitutionnelle envisagée est exclusivement déterminé par le Roi, qui écarte bien entendu le noyau dur de la constitution, à savoir al imarat al mouminine – la commanderie des croyants régie par l’article 19 de la constitution. L’aréopage de juristes et personnalités choisi, s’il contient des personnalités dont la compétence n’est pas en doute, évite soigneusement tout pluralisme dans les opinions – pas de républicain, d’islamiste ou de gauchiste par exemple – la seule nouveauté réside dans le caractère public et officiel de la composition du cercle des conseillers chargés de donner  leur technicité juridique aux desiderata royaux. Enfin, les travaux de cet aréopage seront transmis au Roi pour sa « haute appréciation » – charge pour lui d’écarter ce qui, malgré toutes les précautions prises pour éviter tout incident de parcours, ne lui paraîtrait pas souhaitable. Et c’est enfin sur le texte fixé par le Roi que le référendum-plébiscite se déterminera – quel que soit le contenu de la réforme soumise à l’approbation populaire, l’issue du référendum ne fait raisonnablement aucun doute. Circulez, il n’y a rien à voir, et les mécontents seront des suppôts chiito-salafistes du Mossad, de RSF et du réseau Belliraj…

(1) Mâati Monjib, « La monarchie marocaine et la lutte pour le pouvoir« , L’Harmattan, Paris, 1992, pp. 266, 298.

(2) Ahmed Herzenni, ex-président du défunt CCDH et membre de la commission royale de révision constitutionnelle de 2011, affirme que l’Istiqlal aurait également participé à l’élaboration de cette première constitution marocaine (Ahmed Herzenni, « Un Maroc décanté: articles, essais et témoignage« , Editions Udad, Rabat, 2006, p. 106.

(3) Cf. Jean Dupont, « CONSTITUTION ET CONSULTATIONS POPULAIRES AU MAROC« , Annuaire de l’Afrique du Nord 1970, pp. 186.

Mustapha Manouzi, secrétaire général du Forum vérité et justice: « L’armée doit ouvrir ses archives »

Entretien paru dans Le Journal hebdomadaire du 14 juin 2008 (p. 22), cet hebdo qui a décidé en 2008 de se passer de site Internet:

Mustapha Manouzi, secrétaire général du Forum vérité et justice: « L’armée doit ouvrir ses archives »
Par Hicham Houdaïfa

Cela fait longtemps que le Forum n’a pas organisé de caravanes. Fallait-il attendre la découverte des fosses communes pour entreprendre cette action?

Au Forum, nous avons un calendrier établi au préalable. D’ailleurs, nous avons des données sur les fosses communes dans tout le Nord du pays. Nador est une ville qui a été citée par les familles des victimes. Ces témoignages prouvent l’existence d’au moins deux fosses communes à Nador. Quand la fosse commune a été révélée, la décision a été prise par le Forum de manifester contre la manière avec laquelle l’Etat gère ce dossier des disparus. Et pour renforcer la dynamique de la vérité.

Qui a fait partie de cette caravane?

Des membres du Forum, des familles victimes de la disparition forcée et des militants des droits humains. Toutes les sections ont dépêché des représentants. L’Association marocaine des droits humains a également été du voyage.

On raconte que vous avez été boycotté par la société civile locale…

Au contraire, il y avait une présence massive du tissu associatif du Rif à l’exception d’une association culturelle amazigh. Leur argument, c’est que cette affaire relevait d’un caractère purement local.

Herzenni limite à seulement deux le nombre de fosses communes encore à découvrir…

L’Etat parle des découvertes, fruit du seul hasard. Cela veut tout simplement dire que nous pouvons tomber « par hasard’ sur d’autres fosses communes à côté de celles dont parle le président du CCDH. Nous serons donc obligés de faire confiance à ce hasard pour que les familles des disparus puissent un jour savoir ce qui est arrivé aux leurs. Les 66 cas de disparus dont le sort n’est pas encore connnu ont été kidnappés par des éléments de l’armée. C’est l’armée qui détient les clefs de ce dossier.

Le dossier des violations n’est donc pas clos…

Bien sûr que non. Puisque la condition de base, à savoir que toute la vérité soit révélée sur les années de plomb, n’a pas encore été remplie. L’Etat veut la réconciliation sans équité et sans vérité. Puis, il y a cette absence de stratégie dans le processus de réparation avec marginalisation du Forum, le représentant des victimes des violations graves de droits humains. Comble de l’ironie: les tanskiyates (coordinations de réparation) sont gérées par les autorités locales!

Et le CCDH dans tout ça?

Le CCDH et son président sont sortis de leur rôle. Le Conseil devient un porte-parole de l’Etat qui défend ses intérêts. Comment interpréter autrement des déclarations faites par Herzenni qui assure que la vérité a été entièrement révélée et que ce dossier sera clos à la fin de 2008.

Donc la mort du Forum

Au contraire, parlons plutôt de renaissance du Forum qui adoptera une nouvelle approche. Au départ, la mission du Forum était de limiter son action aux violations graves qui ont eu lieu entre 1956 et 1999. Lors de notre prochain congrès, on va étudier la possibilité de modifier les statuts et la plate-forme du Forum pour satisfaire les revendications des victimes des violations commises après 1999.

Des violations graves ont-elles encore lieu dans le Maroc d’aujourd’hui?

Graves ou pas graves, la question n’est pas là. Le Maroc pour se proclamer Etat de droit se doit d’abord de respecter ses engagements vis-à-vis d’une instance qu’il a lui-même créée. Ensuite, il doit mettre ses lois au niveau des lois internationales en vigueur. Tant que ces conditions ne sont pas remplies, le Forum se doit d’exister.

Malgré les critiques des ex-membres du Forum devenus des amis d’El Himma

Sans le Forum vérité et justice, ces personnes n’auraient jamais existé. Ils ont construit une carrière à partir du Forum. Ils ont négocié avec El Himma à partir du Forum. Je les considère comme de simples fonctionnaires de l’Etat qui sont largement rémunérés pour leur travail. Des maillons faibles des militants des droits de l’homme. Ils ne peuvent pas arrêter le cours de l’histoire.

Houcine Manouzi est votre cousin. Avec Ben Barka, il fait partie des dizaines de disparus dont le sort est encore inconnu…

L’affaire des disparus pourrait trouver sa solution si l’Etat le voulait bien. Mais le pouvoir ne trouve pas son intérêt à être transparent et continue à instrumentaliser ce dossier. Franchement, nous vivons dans un Etat qui manque de confiance.

Un organisme des droits de l’homme qui veut censurer la presse? Bienvenue au Maroc!

Peut-être avez-vous suivi la tragicomédie qui oppose un des symboles ostentatoires de virginité démocratique du régime, le CCDH, successeur de la fameuse Instance équité et réconciliation (IER) (au sujet de laquelle je me remémore un proverbe suédois au sujet de moutons – « mycket skrik och lite ull« , en français « beacoup de cris et peu de laine« ), et deux journaux arabophones de la place, Al Jarida al Oula et Al Hayat Al Magribia. Tous deux ont été poursuivis au civil pour avoir commencé à publier les procès-verbaux des fameuses réunions confidentielles organisées par l’IER, lors desquelles s’exprimèrent non seulement des victimes de la répression mais également – allez, utilisons également un terme pudique – des « témoins« , comme par exemple l’inénarrable Khalli Henna Ould Rachid.

Il faut planter le décor: l’IER fût un formidable espoir, mais depuis la remise officielle de son rapport au Roi, lequel rapport contenait de nombreuses recommandations dont aucune n’a été mise en oeuvre à ce jour (1), la situation a été normalisée, comme souvent au Maroc. En d’autres termes: le pouvoir a continué à « retourner » des anciens détenus ou exilés politiques, dans la lignée de Driss Benzekri – comme par exemple Ahmed Herzenni, président du CCDH ou Driss Yazami, président du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME). Ces personnes, comme tant d’autres avant elles et sans doute tant d’autres après elles, ont moins apporté leurs anciennes convictions personnelles à leurs nouvelles fonctions qu’adopté les convictions découlant de leurs fonctions officielles. Tout comme ce fût le cas avec l’alternance gouvernementale, derrière l’apparence d’ouverture du régime vers une opposition autrefois de principe, on assista plutôt à l’ouverture d’une opposition – autrefois à principes – vers un régime paré de nouveaux habits et du discours qui va avec. Et les anciens dissidents se révélèrent plus anciens que dissidents…

Le pouvoir a continué à tenir un discours tribunitien sur les droits de l’homme, c’est-à-dire un discours ne cherchant pas à décrire la réalité ou à annoncer des décisions devant effectivement intervenir, mais à usage purement idéologique, et à consommation principalement externe. Ce n’est certainement pas sans nier que les libertés publiques ont connu une nette amélioration depuis le tournant de 1991 – eh oui, huit ans avant le nouveau règne… – mais ces changements n’ont pas touché aux fondements essentiels du régime, fondements dont l’absolue suprématie institutionnelle et juridique du chef de l’Etat et la confusion des pouvoirs à son profit sont les traits marquants.

Une des améliorations notables – mais équivoque, irrégulière et à éclipses – des libertés publiques sous le nouveau régime concerne la – très relative – liberté de la presse. Il ne faut en effet pas oublier, en dépit des « jugements » (2) liberticides en rafale depuis le début du nouveau règne (et même depuis ces derniers mois), que ces décisions ont concerné des articles et publications que personne doté d’un instinct de survie n’aurait publié avant le 23 juillet 1999. Entendons-nous cependant sur le terme « amélioration notable« : ce n’est que par rapport à une situation antérieure très médiocre que l’amélioration notable s’est produite, et le Maroc est encore à la traîne non seulement par rapport aux démocraties dites occidentales, mais également par rapport à pas mal de pays du tiers-monde, en Afrique, en Asie et en Amérique latine.

Revenons-en à la publication d’extraits des travaux de l’IER par ces deux journaux. La crainte du ridicule n’étouffe pas le CCDH ni son président, dont le manque total d’acuité politique est digne d’admiration. Outre qu’il est paradoxal de voir une institution des droits de l’homme tenter d’étouffer la presse, l’action en justice du CCDH semble paradoxale étant donné que cette institution a elle-même souligné l’importance du maintien des archives publiques et de leur accès par le public. Voici ainsi ce que disait le secrétairegénéral du CCDH, Mahjoub El Hiba, lors d’un séminaire organisé par le CCDH en avril 2006 et consacré au « Droit de la mémoire » (aujourd’hui, c’est plutôt le devoir de l’oubli qui semble animer le CCDH):

L’objectif du séminaire s’inscrit dans le cadre des recommandations de l’IER pour débattre des questions qui concernent les archives, la préservation de la mémoire et impliquer les différents acteurs: les historiens, les archivistes, les responsables des centres de documentation et la société civile. Pour asseoir la base d’une législation des archives dans la perspective de développer des traditions de stockage, de traitement et d’accès aux archives qui ne concernent pas uniquement les droits de l’Homme mais aussi toutes les questions de la démocratie et de l’édification de la citoyenneté dans notre pays.

Quant aux aspects juridiques, ils sont troublants. C’est une action au civil, et pas au pénal, qui a été intentée par le CCDH. En lisant la presse, difficile de se faire une idée sur le fondement juridique des poursuites – on peut cependant présumer qu’il s’agit des articles suivants du dahir du 13 août 1913 formant code des obligations et des contrats (DOC):

Article 77 : Tout fait quelconque de l’homme qui, sans l’autorité de la loi, cause sciemment et volontairement à autrui un dommage matériel ou moral, oblige son auteur à réparer ledit dommage, lorsqu’il est établi que ce fait en est la cause directe.

Toute stipulation contraire est sans effet.

Article 78 :
Chacun est responsable du dommage moral ou matériel qu’il a causé, non seulement par son fait, mais par sa faute, lorsqu’il est établi que cette faute en est la cause directe.

Toute stipulation contraire est sans effet.

La faute consiste, soit à omettre ce qu’on était tenu de faire, soit à faire ce dont on était tenu de s’abstenir, sans intention de causer un dommage.

Les journaux étaient-ils tenus de s’abstenir de publier les extraits litigieux des séances confidentielles de l’IER, sans doutes les séances les plus intéressantes? Non, car aucune disposition du dahir n° 1.04.42 du 19 safar 1425 (10 avril 2004) portant approbation des statuts de l’Instance Equité et Réconciliation n’impose le respect de la confidentialité des travaux ainsi désignés à d’autres qu’aux membres de l’IER – et d’ailleurs, même dans ce cas, ce devoir de confidentialité (figurant à l’article 4) n’est assorti d’aucune sanction, et le principe de confidentialité ne s’applique littéralement qu’aux seules délibérations de l’IER, et non pas aux témoignages recueillis:

Les délibérations de l’Instance sont confidentielles.

Tous les membres sont tenus à la confidentialité absolue des sources d’informations et du déroulement des investigations.

Les deux journaux poursuivis pourraient par ailleurs se défendre en invoquant l’article 94 du DOC:

Article 94 : Il n’y a pas lieu à responsabilité civile, lorsqu’une personne, sans intention de nuire, a fait ce qu’elle avait le droit de faire.

Cependant, lorsque l’exercice de ce droit est de nature à causer un dommage notable à autrui et que ce dommage peut être évité ou supprimé, sans inconvénient grave pour l’ayant droit, il y a lieu à responsabilité civile, si on n’a pas fait ce qu’il fallait pour le prévenir ou pour le faire cesser.

Les deux journaux poursuivis ont en effet fait ce qu’ils avaient le droit de faire: publier des documents d’intérêt général évident. Ceci découle de l’article 1 du Code de la presse et de l’édition:

Les citoyens ont droit à l’ information.

Tous les média ont le droit d’ accéder aux sources d’ information et de se procurer les informations de sources diverses, sauf si lesdites informations sont confidentielles en vertu de la loi.

A supposer que l’on puisse assimiler un dahir à une loi, ont a vu que le dahir relatif au réglement intérieur de l’IER n’imposait la confidentialité que pour les délibérations de ses membres, et non pas pour les témoignages recueillis. Au contraire, puisque l’article 24 du dahir dit ceci:

L’Instance veille, en vue de garantir l’interaction et la participation de tous les secteurs de la société au suivi de ses travaux, à la mise en place d’un plan de communication avec les victimes ou leurs familles et représentants, les moyens d’information audiovisuels, la presse et toutes les composantes de la société civile.

Il n’y a donc aucun texte de loi réprimant la publication des procès-verbaux des séances dites confidentielles de l’IER – le Code de la presse évoque bien, aux articles 54 à 58, des publications interdites, mais il s’agit là de publications relatives à des procédures d’instruction judiciaire ou à des procès en diffamation ou injures, ainsi que des débats de procès en déclaration de paternité, en divorce et en séparation de corps.

Mais faut-il être surpris qu’en l’absence de base légale explicite et directement applicable, Al Jarida al Oula se soit fait condamner, et que Al Hayat al Maghribia soit en passe de subir le même sort? Depuis quand les tribunaux marocains jugent-ils équitablement les procès politiques, comme ceux-là?

On notera que même l’éditorialiste du Matin du Sahara Khadija Ridouane, qu’on peut présumer exempte de toute tendance islamo-nihiliste, s’en est intriguée sur son blog:

Au lieu donc de se concentrer sur sa mission, le patron du CCDH mène la guerre contre un journal qui n’a fait que son travail de rechercher l’information et de la diffuser à son public. Publier les témoignages sur les années de plomb, n’est-ce pas justement ce que l’IER, dont Harzenni était membre, devait faire ? Comment peut-on imaginer la réconciliation si les faits ne sont pas révélés?

C’est un signe que l’absurdité de la « politique » de contrôle des médias du pouvoir et de ses relais va très loin quand même des éditorialistes d’organes de presse peu portés sur la contestation se posent des questions…

(1) Voir par exemple le dernier rapport annuel – 2007 – de l’AMDH, cité par La Vie économique:

Sur le plan politique, l’on notera, entre autres, la question de l’application des recommandations de l’Instance équité et réconciliation : l’AMDH déplore qu’une nouvelle année se soit passée «sans que la plupart des recommandations de l’IER ne soient appliquées».

Par la voix de sa présidente, Khadija Ryadi, elle accuse les autorités de manquer de volonté politique pour les mettre à exécution, puisque le retard touche également les recommandations n’exigeant pas de budget, telles que «l’abrogation de la peine capitale, l’adhésion à la Cour pénale internationale et l’annonce de la vérité dans le dossier Ben Barka et les autres kidnappés».

(2) Ces décisions, émanant de « tribunaux » non indépendants du pouvoir exécutif, ne mériteraient pas ce nom.