Omerta dans la presse marocaine sur la grève des pilotes de la RAM

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Voilà un pays dont la compagnie nationale connaît cinq grèves des pilotes de ligne en deux mois, en pleine période estivale et touristique, sachant que les rentrées de devises de ses ressortissants à l’étranger ainsi que des touristes sont les deux principales rentrées de devises du pays. Or, parcourez la presse, et vous lirez le plus souvent des communiqués de quelques lignes.

De quel pays s’agit-il – Libye, Biélorussie, Cuba? Non, c’est du Maroc dont il s’agit, et l’absence de couverture médiatique n’est – une fois n’est pas coutume – en rien le résultat d’une pression des pouvoirs publics, mais plutôt le résultat du pouvoir de l’argent.

Le conflit social dont il s’agit concerne la Royal Air Maroc, où les pilotes de lignes, dans un des mouvements de grève les plus suivis de ces dernières années au Maroc (avec un taux de grévistes frôlant les 90%), font grève non pas pour des motifs salariaux mais pour obtenir que les commandants de bord de la filière ex-low cost Atlas Blue soient de nationalité marocaine. En effet, dans un objectif qui est sans doute moins la réduction des coûts (les commandants de bord étrangers sont payés en euros, et il n’est même pas sûr que l’Etat marocain prélève des impôts sur leurs salaires) que de briser le dernier bastion syndical combatif de la RAM (même si l’Association marocaine des pilotes de ligne est une association et non pas un syndicat), la RAM a recruté environ 40 commandants de bord étrangers sur sa filière Atlas Blue, alors même que la RAM compte 130 co-pilotes marocains ayant généralement plus d’heures de vol que leurs collègues étrangers et dont certains attendent le passage au grade de commandant de bord depuis treize ans.

Bref: un conflit social opposant syndicat (que l’AMPL m’excuse de les considérer ainsi) combatif et direction braquée (pour ne pas dire bornée), dans un secteur vital pour l’économie du pays, que des millions de Marocains utilisent ou ont utilisé, on pourrait croire que des marées d’encre noire se déverseraient dans les colonnes de nos journaux nationaux. Faux, archi-faux: si Le Soir a interviewé Jalal yaacoubi, président de l’AMPL et la Vie Economique Driss Benhima, PDG de la RAM, et si L’Economiste a consacré une page entière à couvrir un assemblée générale de l’AMPL ainsi que, c’est à peu près tout. Et ne comptez bien évidemment pas lire reportages sur les passagers en colère (sauf deux articles dans L’Economiste, qui a pris position pour la direction de la RAM dans un éditorial de Nadia Salah) (1), les grévistes, les non-grévistes, ou des interviews avec les pilotes étrangers d’Atlas Blue, et bien évidemment ne vous attendez à aucun article de fond sur la création et l’échec d’Atlas Blue – vous vous croyez où, en Suède?

Certes, chacun connaît la tradition débilissime de la presse hebdomadaire marocaine de carrément fermer les portes pendant 4 ou 5 semaines durant le mois d’août, mois de l’années où leur lectorat a peut-être plus le temps de les lire, et où des MRE revenant au bled aiment à se tenir informés de l’actualité du pays. Cette débilité confine au Nobel de la c… lorsque le mois d’août coïncide partiellement avec le ramadan, période de l’année où la lecture, et pas seulement du Coran, est en hausse.

On pourrait également faire porter le chapeau à ceux qui nous gouvernent: je ne connais pas beaucoup de pays où Premier ministre, ministre des transports et conseillers du chef de l’Etat continueraient tranquillement leurs petites vacances au pied de l’eau alors que des grèves clouent au sol des avions de la compagnie nationale et coûtent des millions d’euros par jour (entre 1,5 et 2 millions d’euros de coût supplémentaire par jour de grève pour la RAM selon les estimations). Faites une recherche frénétique: vous ne trouverez aucune déclaration de Karim Ghellab, d’Abbas el Fassi ou d’un quelconque conseiller du Roi (puisque c’est de toute façon là que les choses sérieuses se décident au Maroc).

Mais il y a aussi une autre explication, financière et publicitaire celle-là: la RAM est un important annonceur dans la presse écrite marocaine, et elle est sans doute le premier acheteur de journaux du Maroc, journaux qu’elle achète par milliers pour les offrir à ses passagers. Il va de soi que dans un contexte médiatique dur – baisse des tirages (cf. le site de l’OJD), baisse des recettes publicitaires, voire même cessation de parution de certains magazines (La Gazette du Maroc) – le journal qui souhaiterait couvrir les tenants et les aboutissants de la crise sociale qui traverse la RAM ne pourrait le faire qu’au risque de perdre un annonceur et un client…

Comme ce n’est pas dans la presse que vous pourrez trouver une discussion du contexte et des tenants et aboutissants de ce gravissime conflit social, je publierai ces jours-ci un post avec 10 questions à Karim Ghellab, ministre de tutelle de la RAM.

(1) C’est dans l’édition du 19 août:

Premièrement, les pilotes de la RAM sèment un désordre coûteux dans le transport aérien national pour préserver les avantages importants (c’est un euphémisme!) qu’ils avaient réussi à obtenir avant le traité international d’open-sky.

(…) Dans ces trois cas, ce qui compte c’est que le service public (lequel devrait être pensé uniquement comme un «service au public») soit maintenu sous la coupe de petits intérêts privés.

Les arguments sont toujours séduisants et trompeurs: avec des explications technicistes et partielles, les argumentaires négligent l’objectif de l’intérêt général, ou pis, ils le kidnappent et le détournent pour maintenir ou développer des avantages localisés, envers et contre le bon fonctionnement de l’Etat, envers et contre les efforts de mise à niveau économique et politique du Royaume.

Nadia SALAH